In Humanités.fr – le 7 mai 2013 :
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Une fois de plus, une réforme de l’éducation néglige ce qui se joue dans la classe. Il est pourtant déterminant d’améliorer les méthodes et les postures des enseignants. Ceux-ci sont affectés par les changements profonds de leur métier, en termes de rapport à l’autorité, au ?savoir, aux parents, à la classe et à chaque élève. Sans compter les injonctions paradoxales auxquelles les enseignants sont soumis : ils sont censés à la fois tenir leur classe et ne pas sanctionner les élèves turbulents, transmettre des connaissances, le goût de l’effort sans notes ni redoublement…
Pour les aider à s’adapter, une impulsion du sommet peut encourager les trésors d’inventivité, de dévouement qui existent à la base du système, mais qui s’essoufflent souvent, faute de soutien. Dans ce domaine, l’accent est généralement mis sur la formation, dans l’espoir un peu naïf qu’il suffit de délivrer le «?bon message?» et les «?bonnes pratiques?» pour que les enseignants les appliquent. Le rejet des IUFM par la grande majorité des jeunes enseignants du premier et du second degré a pourtant montré qu’une formation d’adulte doit être active, et dispenser une théorie éclairant la pratique.
Un deuxième outil existe, l’accompagnement, dont l’invention procède du processus d’individualisation. En effet, la modernité fragilise l’individu dans son action par la multiplication des normes souvent contradictoires et la difficulté d’articuler les différentes subjectivités dans un cadre collectif. Ces problèmes ne peuvent être résolus par des règles descendantes uniformes. Dans d’autres métiers de la relation à autrui existent des procédures d’accompagnement intéressantes : groupes de parole, soutien personnalisé, posture de l’intervenant qui valorise le non-jugement. Avec l’analyse de pratiques, un groupe réfléchit sur l’exposé d’une situation professionnelle vécue. Chacun y apprend de l’expérience des autres et du travail d’analyse réalisé. Dans ce travail coopératif, la pratique vécue devient un objet de pensée. Le soutien au professionnel de terrain est personnalisé.
Aujourd’hui, l’idée d’accompagnement est certes en vogue dans le système éducatif, mais l’institution la déforme. Pour les parents, le précédent ministère avait inventé la mallette des parents, confondant imposition de normes et accompagnement. Pour les élèves, c’est encore pire : l’«?accompagnement personnalisé?» au lycée cache un pseudo-cours, sans aucun cadre, l’«?accompagnement éducatif?» n’est autre que le bon vieux soutien scolaire relooké…
Le vrai accompagnement dérange parce qu’il est participatif, qu’il implique l’intervention active des personnes concernées, à mille lieux des réformes autoritaires. Le message véhiculé par les accompagnants porte l’empreinte des accompagnés, est élaboré avec eux. Les enseignants eux-mêmes n’en voient guère l’intérêt pour le moment. Ils tiennent à juste titre à leur liberté pédagogique et se méfient de l’injonction au travail collectif, qui dissimule souvent un management néolibéral. Cependant, comme le dit François de Singly : «?L’individualisation, c’est être soi, pas être seul.?» Cette formule résonne particulièrement à propos du métier d’enseignant, si solitaire.
La révolution silencieuse de l’accompagnement présuppose plusieurs conditions. Il ne faut pas l’uniformiser, mais proposer une large palette aux enseignants. À l’heure actuelle existent les «?groupes Balint?», d’inspiration psychanalytique et «?l’approche réflexive?» qui déploie une démarche de recherche-action. Dans un cas se développe un travail de subjectivation, à partir des affects qui ont émergé, alors que dans l’autre cas se construit un travail d’objectivation, recherchant une prise de conscience des représentations sous-jacentes. Enfin, avec la «?clinique de l’activité?», le psychologue Yves Clot organise avec le SNES-FSU des séances d’échanges encadrées par des chercheurs, afin que les professionnels reprennent en main leur métier. Cette diversité stimulante permet de s’adapter à la variété des besoins.
Un véritable accompagnement nécessite des professionnels de qualité, qui travailleraient aussi bien en face à face qu’avec des groupes. L’éducation nationale aurait tout intérêt à bénéficier de l’expérience des ?associations d’éducation populaire, du moment que celles-ci se gardent des représentations caricaturales des enseignants. Elle peut aussi mobiliser ses propres ressources, à savoir des enseignants disposés à se former au rôle de tiers facilitateur et qui bénéficieraient d’une décharge de service. L’essentiel est de ne pas être assujetti à la hiérarchie administrative, gage de neutralité qui assure la confiance des personnels. L’accompagnement perdrait tout sens à se transformer en système de contrôle.
Généraliser les groupes de parole d’enseignants pose une dernière question : faut-il obligatoirement se situer au niveau de l’établissement ? Des expériences intéressantes montrent qu’un noyau militant ou une direction dynamique peuvent instaurer un climat d’échange pédagogique dans un établissement. Mais cela pose la question de la liberté de parole des enseignants (tant vis-à-vis de la hiérarchie que des leaders) et des effets de concurrence entre eux.
Les enseignants sont l’objet de nombreux fantasmes. Si on veut réellement améliorer leurs pratiques, mieux vaut s’appuyer sur leurs initiatives, les accompagner, que de leur faire la leçon.