Le fait est que la refondation de l’école est un pari gigantesque si l’on veut réellement répondre aux enjeux de la société pour les 20 ou 30 ans qui viennent. Elle provoque toutes les réactions possibles et imaginables sur l’ensemble de l’éventail de la société, des pires conservateurs aux progressistes les plus audacieux, les clivages entre les uns et les autres ne correspondant pas à ceux du paysage politique. A l’occasion du débat engagé, on retrouve ceux qui persistent à promouvoir le retour à un âge d’or qui n’a jamais existé, ceux qui déclarent que toutes les propositions sont insuffisantes pour pouvoir les rejeter en apparaissant révolutionnaires, ceux qui sont résignés depuis longtemps et s’appuient sur les échecs précédents pour justifier leur immobilisme, ceux qui fonctionnent en fonctionnaires qui ne pensent pas et exécutent, les « yaquatistes » et les « aquoibonnistes ».
La refondation est pourtant indispensable. Une vraie refondation et non un replâtrage, un ravalement de façade, une réparation des éléments les plus abimés.
Le modèle « Jules Ferry » est à bout de souffle depuis les années 1960, et malgré toutes les réformes accumulées depuis 1969, le nouveau modèle pour la société de la connaissance et de la communication du 21ème siècle tarde à voir le jour. Les mouvements pédagogiques, les projets de Jean Zay et de Langevin Wallon, la rénovation pédagogique des années 1970, l’arrivée de la gauche et d’Alain Savary en 1981, la loi Jospin en 1989 n’ont pas réussi à changer fondamentalement l’école alors qu’autour d’elle, tout a changé à une vitesse vertigineuse : les enfants, les savoirs, la vie ! Le mouvement pour le progrès qui avait transcendé les alternances électorales, a même été brutalement stoppé par les politiques régressives imposées depuis une dizaine d’années et plus particulièrement de 2007 à 2012. Même les efforts de la droite au pouvoir de 1969 à 1981 ont été balayés d’un revers de main par les amis de ceux qui les avaient réalisés au nom de la faillite annoncée du système vieillissant, comme les avancées de la gauche avec la loi de 1989, ont été abandonnées par leurs initiateurs et leurs amis.
On peut effectivement douter de la possibilité de changer ce système sclérosé, de faire bouger sa pyramide écrasante, de modifier en profondeur les structures, les contenus et les pratiques. A nouveau, les bonnes intentions affichées depuis mai 2012 se heurtent à une quantité d’obstacles, tirs de barrage ou brûlots disséminés pour détourner l’attention des citoyens des problèmes de fond liés à l’avenir de la société.
On peut aussi, et en toute bonne foi, penser qu’il est impossible de changer l’école sans avoir engagé un changement de société, sans avoir construit de nouveaux modes de fonctionnement des institutions et de l’Etat, sans avoir redonné du sens à la démocratie, sans avoir réduit le pouvoir des experts au profit des acteurs de terrain, sans avoir redéfini la place des citoyens dans la vie de la Nation et du territoire.
Mais aucun argument pour l’abandon, la démission, la renonciation, ne vaut face à l’ampleur des problèmes qui se posent à la société d’aujourd’hui. L’école doit être refondée, avec de nouvelles finalités, de nouveaux contenus, de nouvelles pratiques, de nouvelles organisations, de nouveaux rapports humains, un nouveau climat. L’école doit valoriser, optimiser, développer, renforcer, faire et donner confiance, permettre, favoriser, plutôt que sélectionner, exclure, réglementer, régimenter, contrôler, sanctionner. Faute d’ascenseur social et de plein emploi, elle doit tout mettre en œuvre pour permettre à chacun d’exercer sereinement ses responsabilités dans tous les domaines, pour « faire société » pour reprendre le beau projet de la Ligue de l’Enseignement, pour mieux vivre ensemble.
Les difficultés à mettre en place la refondation annoncée sont sans doute dues à des erreurs de ses responsables. Il est difficile d’admettre par exemple que pour un projet d’une telle ampleur, on n’ait pas porté les débats de fond au niveau de l’ensemble des citoyens alors qu’une refondation de l’école les concerne tous. Il est aussi difficile de comprendre que l’on ait imposé la continuité des politiques précédentes à la rentrée, même celles qui avaient été unanimement condamnées, comme les programmes de 2008, l’aide personnalisée, l’animation pédagogique, l’évaluationnite aigue, alors que chacun sait que le ministre travaillait sur ces questions depuis des années en lien avec le groupe des experts du PS. Il est également difficile de comprendre que l’on ait pu tolérer que les enseignants de base dans les écoles n’aient pas entendu parler de la refondation depuis la rentrée – continuité ! – et qu’aujourd’hui, six mois après la rentrée, un vent de panique s’empare de la hiérarchie intermédiaire qui demande à ces mêmes enseignants de se faire les promoteurs d’une opération pour laquelle ils n’ont pas été consultés. L’un de mes nombreux correspondants s’emporte et je le comprends :
« Gauche ou droite, nous ne sommes plus considérés que comme de pauvres et vulgaires entonnoirs dans lesquels déverser la bonne parole que nous n’avons plus qu’à répéter ! Pathétique la demande de nos DASEN de "diffuser massivement" les flyers publicitaires (hélas, ils sont publicitaires…) sur les nouveaux rythmes… alors qu’ils n’ont pas pris la peine de nous donner une minute pour simplement nous INFORMER sur leur contenu. C’est à hurler ! Je crois que la coupure avec la hiérarchie va durablement parasiter toute tentative de refondation. »
Comment refonder l’école en ne changeant que la durée de la journée scolaire, en laissant 45 minutes pour des activités non scolaires, en ajoutant des moyens, certes, mais en annonçant la suite, le reste, l’essentiel sans doute, pour plus tard ?
Incontestablement, la droite au pouvoir a fait preuve, en 2007/2008, de beaucoup plus d’audace, en imposant brutalement, sans la moindre concertation, un projet cohérent dans une perspective idéologique évidente, l’ultra libéralisme autoritaire, qui n’avait pourtant fait l’objet d’aucun débat citoyen, alors que, dans son sein même, les positions sur ce choix idéologique étaient et sont toujours divergentes entre ceux qui, sous les restes de l’influence du gaullisme, restent attachés au rôle de l’Etat, au concept de service public, à une forme de démocratie participative et ceux qui veulent l’exacerbation de l’élitisme et de la compétition entre les enfants, les adultes, les établissements, le pouvoir aux experts et aux puissants, et, en fin de compte, la destruction de l’école républicaine française.
On me dit souvent que j’ai tort de focaliser mes réflexions sur la période 2007/2012 et que le mal est beaucoup plus profond, plus ancien, et que les responsabilités de la dégradation de l’école sont largement partagées.
Je reconnais que la remarque est juste. Si j’insiste autant, dans tous mes écrits, sur cette période de 5 années, c’est qu’elle aura été particulièrement dramatique : baisse des résultats des élèves, destruction du climat au sein de la communauté éducative, baisse de la confiance, régression systématisée des ambitions sociales, découragement des enseignants, renforcement de l’autoritarisme et donc, affaiblissement de la démocratie, menaces de développement du « home schooling », du « teaching for testing » (les mots anglais étant conservés à dessein), de la création d’écoles privées non confessionnelles sur projet pédagogique, de l’attrait de l’enseignement privé catholique.
Nous sommes dans une situation quasiment bloquée, plutôt désespérante pour les hommes de progrès. La refondation est en difficulté. Si elle parvient à être mise en place, elle risque fort d’être très édulcorée, de se situer davantage dans la réparation que dans la refondation, et donc d’être très en deçà des rêves et des projets des pédagogues. Si elle échoue comme on peut le craindre sans exagérer, il est plus que probable que notre école sera condamnée et qu’elle ne parviendra jamais à atteindre les objectifs que la gauche, et au-delà, les humanistes, les démocrates, avaient rêvés. L’école plus démocratique, plus performante, plus généreuse, plus humaine dans une société plus juste, plus solidaire et plus moderne risque fort de n’être qu’un rêve ou un mirage.
Si , de plus, la formation des enseignants se réduit à la restauration de la formation telle qu’elle était avant sa destruction, la priorité donnée aux contenus disciplinaires classiques sous l’égide totalitaire de l’université, l’impasse sur des savoirs dont on peut penser qu’ils sont aujourd’hui indispensables à tout enseignant de l’école obligatoire (pédagogie, psychologie, sociologie, histoire de l’école et des disciplines scolaires, philosophie…), la stagnation sur le problème jamais résolu de l’articulation théorie/pratique feront que les enseignants, comme c’est le cas avec les dernières générations, n’entendront guère parler de Freinet, des pédagogies actives, des mouvements pédagogiques, de la place de l’élève dans le système, et ne seront pas mobilisés pour participer à une hypothétique refondation. Or, une refondation ne peut pas se faire sans eux et encore moins contre eux.
Dans un contexte aussi inquiétant, et si aucune décision forte n’est prise entre l’écriture de ce texte et sa publication définitive, on peut s’interroger sur les moyens de remettre le projet en chantier.
Il y a pourtant au moins deux leviers qui, bien utilisés, sont de nature à rendre la refondation quasiment indispensable et inéluctable.
Le premier est le numérique.
J’ai souvent traité cette question sur le site educavox.fr (dossiers thématiques) et sur le site de Philippe Meirieu (meirieu.com. rubrique forum).
Un levier déterminant, à une condition au moins, c’est que l’on ne l’utilise pas pour conforter et égayer les pratiques traditionnelles (le cours et le moyen d’illustrer le cours pour « faire moderne »), mais que l’on conduise les enseignants à en exploiter toutes les potentialités :
· inverser le déroulement du cours en partant des recherches des élèves sur une question, un problème, un sujet, et en exploitant leurs savoirs et leurs représentations,
· réduire le temps d’enseignement collectif frontal en grand groupe et développer les travaux en équipes, en ateliers,
· utiliser les possibilités de la machine pour garder des traces de leurs tâtonnements, de leurs démarches, des procédures utilisées, afin de pouvoir les comparer et garantir un travail sur la méthode, sur la fabrication d’outils mentaux (pour reprendre une expression de Philippe Meirieu), simultanément au travail de construction des connaissances et des compétences
· exploiter les compétences des élèves, acquises hors de l’école sans formation formelle, dans la maîtrise des technologies nouvelles. On s’émerveille devant la dextérité des enfants à utiliser toutes les machines de plus en plus sophistiquées et les réseaux qu’elles permettent de fréquenter, et on se sait pas utiliser cette richesse.
L’autre dimension du numérique est l’accès aux savoirs du monde. André Giordan explique fort bien le développement exponentiel des savoirs de l’humanité et le problème de la place des disciplines scolaires classiques juxtaposés, dans cette immensité. Comme Edgar Morin, il plaide pour un changement des savoirs scolaires, pour davantage de globalité et de transversalité, pour permettre aux élèves de comprendre le monde qui les entoure et d’agir en responsables dans ce monde, au lieu de sédimenter à court terme des savoirs dans la perspective des contrôles et des examens, savoirs étonnamment perdus à brève échéance et faiblement réinvestis. Le numérique et l’accès à l’universel qu’il permet, imposent une redéfinition des finalités et une nouvelle conception des programmes. Même les milieux les plus réactionnaires et les lobbies les plus corporatistes se trouvent démunis face à ces arguments. Il est tellement logique que l’école n’a pas le droit d’ignorer l’explosion des savoirs du monde et l’extraordinaire facilité d’y accéder, hors de l’école ! Vincent Peillon a, pour l’heure, fui la question des programmes scolaires, acceptant une continuité incompréhensible des programmes débiles de 2008, reportant la résolution du problème à plus tard, par un conseil national qui sera très majoritairement composé d’universitaires disciplinaires classiques, conformément à la grande tradition française. Pourtant changer le temps scolaire imposait logiquement un changement des contenus…
Le second levier est le territoire
PRISME a beaucoup travaillé sur cette question et son site est une mine incomparable pour tous ceux qui s’intéressent à la notion de projet éducatif global de territoire.
D’une certaine manière, ce levier est lié au précédent, le numérique. On le sait bien, ce sont les collectivités territoriales qui financent en grande partie, en totalité souvent, les équipements numériques et leur maintenance. Ce sont des équipements coûteux. La dépense publique des communes, conseils généraux, conseils régionaux, dans ce domaine, n’a plus la moindre commune mesure avec ce qu’elle était durant toute la période du système Jules Ferry. Les pupitres en chêne étaient éternels, les pupitres informatiques ont une durée de vie brève. Il va devenir totalement inconcevables que les collectivités, démocratiquement élues par le peuple, continuent de dépenser des sommes aussi importantes sans avoir la possibilité de participer à l’élaboration, à la mise en œuvre et à l’évaluation des projets éducatifs. Je n’ignore pas qu’il s’agit là d’un problème très délicat. On se heurte aux questions d’inégalités territoriales, de choix politiques variables et parfois remis en cause au gré des alternances électorales, de la redéfinition indispensable du rôle de l’Etat avec une grande exigence sur les finalités et une souplesse mesurée sur les programmes. L’immixtion des élus dans le domaine de l’éducation en France a toujours été un sujet tabou, la crainte légitime des enseignants est évidente : il n’appartient aux pouvoirs politiques locaux de définir des objectifs et des méthodes. Mais, sous certaines conditions et sans aller jusqu’au principe libéral « qui paie décide », il ne serait pas choquant pour un démocrate d’admettre qu’un élu sache si l’investissement décidé sert à conforter des pratiques obsolètes, à faire bien dans le décor avant d’être rangé dans les placards, s’il est utilisé que une heure ou six heures par jour, voire au-delà dans des établissements ouverts à d’autres publics hors temps scolaire. Certes, il faut toujours que les enseignants soient protégés (et stimulés) par l’Etat mais ils ne peuvent pas être tributaires des aléas de la carte électorale des territoires. Sans doute faudra-t-il redéfinir aussi le rôle des hiérarchies intermédiaires par rapport une vision nécessairement plus globale de l’éducation, intégrant le formel, le non formel et l’informel.
Il est possible de trouver des solutions sages, en étant persuadé que le scolaro centrisme traditionnel est aujourd’hui périmé pour une foule de raisons.
L’information partagée entre tous les partenaires de la communauté éducative, la concertation démocratique, la culture de la co construction de projets ont déjà fait leurs preuves sur des territoires où les idées progressistes ont réussi à s’imposer, sur des sites où PRISME a accompagné des projets.
La solution se trouve à la fois dans le projet éducatif de territoire centré sur des finalités communes aux différents intervenants (scolaires et non scolaires) et dans la transformation des établissements scolaires en « maisons des savoirs et de l’éducation tout au long de la vie » (magnifique idée portée par la Ligue de l’Enseignement). Le PEdT n’a pas de sens si les établissements ne changent pas, ne s’ouvrent pas, ne permettent pas les échanges de savoir, ne diffusent pas la culture de la connaissance, le goût d’apprendre à tout âge, ne favorisent pas les activités transgénérationnelles ; La seule somme des activités diverses juxtaposées, cloisonnées, « ne fait pas projet » et ne fera jamais projet.
La refondation est donc nécessairement globale
Il ne peut y avoir de refondation si l’on commence par « des petits bouts », promettant les décisions fondamentales, qui, elles, sont nécessairement déterminantes, pour plus tard, quand toutes sortes de conseils supérieurs parviendront miraculeusement à s’extraire des sacro saintes disciplines scolaires pour donner des instructions.
Il faut repenser le système complètement : finalités, programmes, structures, organisation, fonctionnement des établissements, méthodes, évaluation, formation des enseignants construite pour fabriquer une nouvelle école et non pour reproduire en l’améliorant sur les marges, le système inventé pour un projet caduque… Un ensemble cohérent. Un grand projet résolument neuf.
Il faut aussi mobiliser toute la population, mobiliser tous les citoyens, mobiliser la Nation pour une politique résolument nouvelle. Les habitants du quartier, du village, leurs associations doivent retourner à l’école et imposer la refondation à la base, sans attendre les ordres, les consignes, les contraintes, les power points et les machines à cases, qui descendent du haut de la pyramide par les tuyaux d’orgue à peine dépoussiérés aux endroits les plus visibles.
La refondation a été annoncée, elle est lancée… Répondra-t-elle aux enjeux du futur ?
Souhaitons que PRISME continue à observer, à proposer, à fournir les éléments nécessaires à la mobilisation de l’intelligence collective pour construire l’école du futur.
Pierre Frackowiak
Inspecteur honoraire de l’Education Nationale
Administrateur national de la Ligue de l’Enseignement
Co-auteur avec Philippe Meirieu de « L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société? ». Editions de l’Aube. Mai 2008. Réédition en format de poche, octobre 2009
Auteur d’une contribution dans l’ouvrage « Construire des pratiques éducatives locales » sous la direction de Vincent Berthet et Laurence Fillaud-Jirari. Editions La chronique sociale. Juillet 2008.
Auteur de « Pour une école du futur. Du neuf et du courage » Préface de Philippe Meirieu. Editions La chronique sociale. Lyon. Septembre 2009
Auteur de « La place de l’élève à l’école ». Editions La chronique sociale. Lyon. Janvier 2010.
Auteur d’une contribution dans l’ouvrage « Les enfants au carré ? Une prévention qui ne tourne pas rond » du collectif Pas de 0 de conduite, aux éditions Erès. Mai 2011.
Auteur de tribunes, analyses, sur les sites « educavox.fr », « meirieu.com »
Auteur de: « L’école. En rire, en pleurer, en rêver ». avec les BD de Jacques Risso. Préface : André Giordan Post face : Philippe Meirieu. Editions Chronique Sociale. Décembre 2012