« LA FRANCE A UNE TRES MAUVAISE GESTION DES RYTHMES SCOLAIRES », selon M. MEIRIEU – Constance BAUDRY
In Le Monde.fr du 09 mai 2008 :
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Alexandra : Je constate de plus en plus l’inquiétude des parents pour la survie scolaire de leurs enfants, et le manque de moyens humains pour encadrer ces jeunes. Face à cela, M. Darcos envisage de supprimer des postes d’enseignants. Comment faire mieux avec moins ?
Philippe Meirieu : Je ne suis pas capable de répondre à la place du ministre sur cette question, et je pense qu’il n’est pas possible de faire mieux avec moins.
J’ai moi-même défendu, à plusieurs reprises, l’idée qu’on pouvait réformer l’éducation nationale sans investir pour autant des moyens colossaux supplémentaires.
Mais là, le gouvernement veut réformer en faisant des économies. Je crains que la logique strictement budgétaire ne l’emporte sur la logique pédagogique, et qu’effectivement des enseignements soient sacrifiés.
c_essentiel : Quel avis donneriez-vous à une jeune enseignante du primaire quant aux nouveaux programmes centrés autour du français – maths et la morale ?
Philippe Meirieu : Les nouveaux programmes tentent d’effectuer un recentrage sur "les fondamentaux" : lire, écrire, compter, savoir se comporter en "citoyen français". Bien sûr, nul n’est contre de tels objectifs et, d’ailleurs, l’immense majorité des enseignants du premier degré les poursuivent depuis de nombreuses années.
Ce qui est, en réalité, en jeu dans ces nouveaux programmes, c’est l’équilibre entre les temps de découverte et les temps de formalisation nécessaire des savoirs.
Il n’est pas question de nier l’importance de la mémorisation et de l’acquisition des règles grammaticales et arithmétiques, mais je crois, pour ma part, que ces mécanismes doivent être acquis à travers des enseignements vivants qui impliquent les élèves et qui leur permettent de découvrir le sens des savoirs.
Par ailleurs, il faut bien reconnaître que, même s’ils sont contraignants, les programmes donnent quand même une marge de liberté importante aux enseignants.
Le ministre n’a cessé de le rappeler : il faut utiliser cette marge de liberté, en particulier pour mettre en place des activités structurées et mobilisatrices pour les élèves.
Il me semble que les jeunes enseignants ne doivent pas renoncer à leurs perspectives pédagogiques, à faire de leur classe un lieu de vie et d’expression et, simultanément, d’acquisition rigoureuse des savoirs.
lol : Une réforme qui va plutôt dans le bon sens, selon vous alors ?
Philippe Meirieu : Non, pas du tout. Les programmes de 2002 étaient beaucoup plus ambitieux et équilibrés. La dimension culturelle était beaucoup plus grande, et l’ouverture sur des activités pédagogiques variées était clairement affirmée.
Les programmes de 2008 fixent des objectifs beaucoup plus limités et techniques. Ce sont, pour l’essentiel, des objectifs quantifiables qui laissent échapper toute une part de l’activité pédagogique.
Je crois qu’il faut que les enseignants, tout en suivant les programmes auxquels ils sont confrontés aujourd’hui, continuent à mener un travail pédagogique de fond et ne se rabattent pas sur une pédagogie du perroquet.
Tintin au Tibet : Que pensez-vous de la fermeture des écoles le samedi matin ?
Philippe Meirieu : J’y suis très hostile. Pour plusieurs raisons : d’une part, c’est, de fait, la généralisation de la semaine de quatre jours. Or, la France a déjà une très mauvaise gestion des rythmes scolaires, avec des journées trop longues et trop peu de journées d’école dans l’année.
La suppression du samedi matin va encore alourdir les journées existantes et accroître la fatigue scolaire, qui est aujourd’hui l’une des causes majeures de l’échec.
Les élèves ont perdu plus d’une heure de sommeil par jour depuis trente ans : ils sont excités, stressés, et moins bien disposés à entrer dans les exercices scolaires.
D’autre part, je pense qu’on aurait dû utiliser le samedi matin pour améliorer les relations entre les familles et l’école : il était possible par exemple de demander aux enseignants d’ouvrir systématiquement l’école aux familles le samedi pour améliorer la connaissance du système scolaire, des pratiques pédagogiques, et permettre de nouer un dialogue sur des questions qui intéressent à la fois les professeurs et les parents.
Enfin, je crois que le système de rattrapage qui est proposé pour les élèves en difficulté ne permettra pas efficacement de leur apporter le soutien nécessaire : ils risquent de se sentir punis de venir en classe plus que leurs camarades, et cela pourra parfois être contre-productif.
marc : En quoi la suppression de 3 heures de cours le samedi matin et la réduction de la semaine de cours à 24 heures peuvent-elles accroître la "fatigue scolaire" ?
Philippe Meirieu : En fait, la véritable question c’est la journée scolaire, qui est trop lourde et qu’il faut réduire. Six heures de cours par jour pour des élèves de 8 ans, c’est excessif, et je préférerais des journées de quatre heures mieux réparties dans la semaine et dans l’année. Mais cela exige bien sûr une réflexion sur la mise en place d’activités complémentaires, culturelles ou sportives, qui aujourd’hui font défaut en France.
Enfin, je trouve que, depuis plusieurs années, nous allons toujours dans le même sens : imposer aux élèves les contraintes des adultes en matière de week-ends, de vacances, de garderie, etc. Il faudrait plutôt s’intéresser aux besoins réels des enfants et réfléchir sur leur équilibre de vie.
organon : Ne pensez-vous pas qu’il faudrait une bonne fois pour toute réformer l’éducation nationale, changer le statut des professeurs, le mode de recrutement ? Par exemple un double concours, Capes et agrégation, pour des enseignants qui enseignent devant les mêmes élèves, n’est-ce pas absurde ?
Philippe Meirieu : Je crois, effectivement, qu’il faut changer le système de recrutement pour mieux l’adapter à la réalité des écoles et des établissements.
Je ne comprends pas pourquoi certains professeurs, parce qu’ils ont passé un concours plus difficile, ont moins d’heures de cours à effectuer, le plus souvent devant des élèves de centre-ville, et en étant plus payés.
Il me semble qu’il faut prendre en compte les difficultés réelles qui se posent sur le terrain et promouvoir la formation continue des enseignants.
Dans ce cadre, l’agrégation pourrait être une promotion pour ceux et celles qui se sont beaucoup investis dans leur métier et ont mis en place des activités pédagogiques nouvelles et efficaces.
Par ailleurs, il faut sans doute réfléchir à l’équilibre, au sein des concours, entre les différentes épreuves. Je crois qu’aujourd’hui les épreuves à caractère pédagogique sont insuffisantes et ne permettent pas vraiment de valider les compétences qui auraient été acquises dans ce domaine.
maximmm : Comment expliquez-vous qu’à niveau de qualification égal, un enseignant est rémunéré de 20 à 40 % de moins que les cadres A de certaines administrations (impôts, trésor, etc.) ? N’est-ce pas une des principales raisons de la déprime du monde enseignant ? 1 300 euros net par mois en début de carrière pour un enseignant, n’est-ce pas tout simplement une honte ?
Philippe Meirieu : Le manque de reconnaissance sociale et financière des enseignants est effectivement très grave aujourd’hui. C’est l’une des principales raisons du malaise.
Probablement a-t-on profité de la féminisation massive de ce métier pour ne pas trop en augmenter les salaires, ce qui est proprement scandaleux.
Dans l’histoire pourtant, les professeurs n’ont guère été mieux payés qu’aujourd’hui. Mais ils jouissaient d’une estime sociale et d’un statut qui pouvaient compenser ce déficit financier.
Par ailleurs, les difficultés du métier étaient moindres : aujourd’hui, on attend du professeur qu’il assume des fonctions qui ont été progressivement abandonnées par la religion, la collectivité et la famille. On attend de lui qu’il promeuve des valeurs qui sont radicalement contraires à celles de la publicité et des médias.
On exige qu’il fasse réussir tous les élèves… Tout cela est, je crois, une évolution normale, mais qui nécessite de repenser la place de l’enseignant dans la société, la nature de ses missions, sa formation, et, bien évidemment, sa rémunération.
Français_en_Allemagne : En Allemagne, les professeurs enseignent deux matières différentes, pensez-vous que cette "variété" est un plus pour les enseignants … et les élèves ?
Philippe Meirieu : Je ne suis pas hostile a priori à la bivalence. Dès lors qu’elle s’effectue sur la base du volontariat des professeurs. Un des problèmes majeurs des établissements du second degré aujourd’hui est la fragmentation des enseignements.
L’élève n’a pas de vision globale des exigences de ses professeurs, et ces derniers ne constituent pas une véritable équipe susceptible d’assurer un suivi cohérent et une relation constructive avec les familles.
Je milite depuis longtemps pour des unités pédagogiques d’une centaine d’élèves, confiées à une douzaine de professeurs, qui y effectueraient la totalité de leur service. Ils jouiraient ainsi d’une liberté pour adapter leur enseignement aux élèves et pourraient être véritablement impliqués dans le fonctionnement de l’établissement.
Concernant l’accès à la bivalence, je défends l’idée qu’il faut proposer aux enseignants une année sabbatique de formation en compensation de leur acceptation et de leur engagement à se former et à enseigner dans une deuxième discipline.
elie : N’avez-vous pas l’impression que la commission sur la condition enseignante (devant laquelle vous vous êtes exprimé) n’a finalement abouti à presque rien ?
Philippe Meirieu : Pour le moment effectivement, nous ne voyons rien venir. Et c’est dommage, car les problèmes sont immenses.
Toutes les propositions de la commission ne sont pas applicables, mais il y a des urgences en matière de recrutement, de formation, de première nomination, et je trouve dommage que l’on n’ait pas avancé plus vite sur ces chantiers.
restrike : La suppression de la carte scolaire m’inquiète. Vers quelles solutions peuvent se tourner les proviseurs et principaux du second degré pour obtenir la mixité sociale tant promise par notre président ?
Philippe Meirieu : La suppression de la carte scolaire m’inquiète aussi, et je pense qu’elle ne va pas permettre d’avancer vers la mixité sociale, bien au contraire. Certes, le système actuellement en vigueur est injuste et largement détourné par les privilégiés. Mais on pouvait imaginer de réformer la carte scolaire sans la supprimer.
J’avais souhaité que les instances régionales des conseils économiques et sociaux soient saisies de cette question et proposent un redécoupage des secteurs scolaires permettant une vraie mixité sociale : en associant par exemple des centres-ville et des banlieues, en développant des établissements sur des zones "frontalières", etc.
On pouvait imaginer également une réflexion sur une politique de "bassins", plusieurs établissements (écoles, collèges et lycées) travaillant ensemble pour organiser la mixité sociale en leur sein. Mais ce n’est pas ce qui a été décidé. On se contente d’une suppression progressive qui va bénéficier à ceux qui sauront en profiter.
Ce qui m’inquiète le plus, c’est que les "bons" établissements vont faire l’objet de très importantes demandes : on fait croire aux parents qu’ils vont pouvoir choisir leur établissement. En réalité, ce sont les établissements qui choisiront les élèves.
nantais : La réforme de l’université et son autonomie n’est-elle pas une réforme a minima notamment car elle n’a pas permis une sélection à l’entrée de l’université ?
Philippe Meirieu : Je ne suis pas favorable à la sélection à l’entrée de l’université. Je suis en revanche extrêmement favorable à une réforme radicale des trois premières années de l’université.
Aujourd’hui, l’université, pour beaucoup d’étudiants, c’est la jungle et le règne de la débrouille. Seuls quelques étudiants motivés et adaptés survivent.
D’ailleurs, beaucoup d’entre eux préfèrent aller en classe préparatoire, en BTS ou en DUT, où ils ont le sentiment d’être mieux encadrés, mieux suivis, et mieux épaulés dans leur travail.
Il faut donc penser une pédagogie totalement différente pour l’entrée à l’université, avec des petits groupes, des apprentissages méthodologiques, un tutorat systématique, des entretiens d’évaluation réguliers…
frederic : Êtes-vous pour un recrutement des profs directement par le chef d’établissement ?
Philippe Meirieu : Non. En revanche, je crois qu’il serait intéressant de développer progressivement un système de postes à profil qui permettrait aux enseignants d’être candidats, non pas seulement sur une région ou sur une ville, mais plus précisément sur un établissement pour y développer des projets particuliers.
carl76 : Parmi les réformes actuellement en cours, y en a-t-il une que vous acceptez sans réserve et une autre que vous rejetez sans réserve ? Et pourquoi ?
Philippe Meirieu : Je joue mon joker. Il y a peu de mesures que je sauverais ; elles se font dans un contexte qui globalement est une remise en question de la notion de service public. On joue massivement sur la concurrence systématique entre les personnes, entre les écoles, les établissements et les universités. On fait l’hypothèse que la qualité ne sera obtenue que par la concurrence, alors que je crois que la qualité ne peut être obtenue que par une concertation approfondie et une véritable réflexion de fond avec tous les partenaires du système éducatif.
ced59162 : Si monsieur le président vous proposait le poste de ministre de l’éducation, l’accepteriez-vous ? quelle serait votre première réforme ?
Philippe Meirieu : Je pense qu’il est inutile de s’intéresser à des hypothèses aujourd’hui totalement absurdes. Le président de la République et le ministre de l’éducation ne cessent de dénoncer le pédagogisme dont ils affirment que je suis le principal représentant.
Je suis d’ailleurs très choqué par cette stigmatisation qui n’a à mes yeux qu’un véritable objectif : écarter la vraie question, qui est "que fait-on des élèves qui ne veulent pas apprendre ?". Les pédagogues n’ont cessé de poser cette question et le font encore obstinément.
Le gouvernement actuel répond par des "y a qu’à" et "il faut que". Il pense que s’intéresser à la mobilisation des élèves sur leurs apprentissages est de la démagogie et du temps perdu, alors que je crois que c’est la seule condition pour une véritable démocratisation.
Si on ne traite pas de la question du désir d’apprendre, seuls ceux qui ont trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau vont réussir à l’école. Sous prétexte de réalisme, la politique d’aujourd’hui tourne le dos à tous les acquis de la pédagogie.
Elle est plus proche du formatage que de l’éducation, et si je devais souhaiter une chose, ce serait qu’on réhabilite le patrimoine et la formation pédagogiques dans tous les domaines. Célestin Freinet, Maria Montessori, Anton Makarenko, Lorenzo Milani, Pestalozzi, Oury, ont beaucoup de choses encore à nous apprendre.
Si nous ne les écoutons pas un peu, nous allons vraiment sacrifier une génération d’élèves. Les méthodes qui ont "fait leurs preuves", ce sont eux qui les ont proposées et ce sont eux qu’il faut écouter.
Thierry : Eh oui monsieur Meirieu, j’ai parfois le sentiment que les professeurs passent plus de temps à faire de la pédagogie qu’à enseigner. A qui la faute?
Philippe Meirieu : Pour moi, enseigner, c’est faire de la pédagogie ! Je ne vois pas comment on peut faire de la pédagogie sans enseigner. Enseigner, c’est inventer des moyens pour transmettre des savoirs, et c’est cela la pédagogie.
Elo : Que pensez-vous du retour de l’autorité et de la morale à l’école ?
Philippe Meirieu : L’école est effectivement un lieu où l’on apprend à obéir à une autorité légitime et à respecter les autres. Mais pour moi, cela ne peut se faire que dans une pédagogie active et coopérative : c’est ainsi que les élèves découvrent la nécessité de la loi, c’est ainsi qu’ils élaborent les règles nécessaires au fonctionnement collectif, c’est ainsi qu’ils comprennent la nécessité du respect réciproque, de l’entraide, et de la solidarité.
La véritable morale, c’est celle que l’on fait vivre aux élèves. D’ailleurs les élèves ne s’y trompent pas. Ils n’ont plus aucune confiance dans les adultes qui leur disent trop souvent : "faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais."
Constance Baudry