PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In le blog de Vincent Peillon :

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Dans Philosophie Magazine, Vincent Peillon débat de la pensée de Jean Jaurès avec Luc Ferry.

Propos recueillis par Martin Duru et Martin Legros.

Vincent Peillon : Jaurès l’homme politique est une figure éclatante de notre histoire, mais Jaurès le philosophe reste injustement méconnu, et cette méconnaissance rejaillit sur la compréhension de la figure politique. Il prend place dans un courant de pensée lui-même sous-estimé, le spiritualisme, qui court de Maine de Biran jusqu’à Bergson, et qui fut le courant dominant de la philosophie française. En son temps, Jaurès s’élève avec d’autres contre la philosophie de Kant, selon laquelle nous ne pouvons pas connaître la réalité dernière des choses. Pour lever cet interdit, il emprunte la voie de la psychologie, de l’analyse du rapport entre la conscience et le monde. Sa métaphysique part du principe que l’esprit est partout présent dans la nature – d’où le spiritualisme. Cela peut nous paraître curieux aujourd’hui, mais pour lui, la pierre pense. Et il établit, jusque dans ses discours parlementaires, une continuité qui va du géologique au social ! Dans les lois ouvrières, c’est toujours le même esprit qui est à l’œuvre. Le maître mot de Jaurès, en tant que philosophe et socialiste, est  l’unité. 

Luc Ferry : Jaurès est en effet un spiritualiste, un idéaliste, et c’est dans cette optique qu’il rompt avec le marxisme sur quatre points essentiels. Premièrement, sur la conception de la révolution, Jaurès rejette avec violence… la violence. Il ne croit pas au coup de poing ou au Grand soir. Il est légaliste tant dans la conquête que dans l’exercice du pouvoir. Deuxièmement, l’Etat n’est pas pour lui l’instrument, la « superstructure » de la classe dominante, mais un milieu neutre et arbitral au sein duquel la classe ouvrière peut être représentée au moyen du suffrage universel. Troisièmement, en soutien vigoureux de l’école républicaine de Luc Ferry, Jaurès considère que l’éducation des masses est un préalable indispensable à la révolution, et non son produit. Quatrièmement, sur la question des droits de l’homme, il voit dans les grandes libertés (d’expression, de circulation, etc.) des principes inaliénables qui permettent de mettre en relation les hommes, de les arracher à leurs enracinements communautaires, tandis que Marx les analysait dans La Question juive comme une invention de la bourgeoisie destinée à isoler les individus et à favoriser l’exploitation du prolétariat. Ceci étant, Jaurès n’a rien du social-démocrate mou. Il va charbon, prend la parole dans les grèves ; il est un révolutionnaire romantique, non au sens du romantisme de Chateaubriand (catholique, royaliste et nationaliste), mais de celui d’écrivains et de poètes comme Nerval ou Borel. Ce romantisme-là, libertaire, ne jure que par la fraternité et a la noble ambition de vouloir changer le monde.

V.P. : Oui, Jaurès hérite d’un certain romantisme français, qui est tout autant philosophique que littéraire. Il s’inscrit dans le sillage des premiers socialistes utopistes, mais aussi des saint-simoniens qui veulent en finir avec les inégalités de la société industrielle sans toutefois renverser brutalement les hiérarchies établies. D’où son rejet du fatalisme de la lutte des classes, ou ses éloges appuyés du rôle historique et émancipateur de la bourgeoisie. Jaurès est un homme de synthèses, ce qui le rend inclassable, déroutant parfois : il aspire à réconcilier les classes, à fusionner la République et le socialisme ; il entend faire la révolution tout en étant réformiste et en adhérant au parlementarisme. Néanmoins, la vie politique ne répond pas toujours à l’appel et à la simplicité du concept… Au nom même de l’unité, il a dû faire certaines concessions doctrinales, dont nous avons, à gauche, chèrement et longtemps eu à payer le prix. En 1905, il fait l’unité des socialistes, c’est la naissance de la SFIO, autour de la ligne doctrinale de Jules Guesde, son grand rival, défenseur d’un marxisme orthodoxe. Jaurès a laissé faire ; il a sacrifié ses idées sur l’autel de l’unité. Ce compromis a eu une conséquence fâcheuse : à partir de 1905, l’ombre du marxisme n’a cessé de planer sur le socialisme français. Regardez Blum : alors qu’il avait fermement critiqué Marx dans ses écrits de jeunesse, il donne dans la vulgate marxiste dès qu’il accède à la tête du mouvement ! On pourrait dire la même chose de Mitterrand, qui s’allie avec les communistes et  gagne en 1981 sur un programme auquel il renoncera très vite. Divorce des discours et des actes: au XXème siècle, le socialisme français est schizophrène : il oscille entre le légalisme républicain et la rhétorique marxisante, les discours révolutionnaires et, selon l’expression de Merleau_Ponty, les « pratiques opportunistes ». Jaurès a une certaine responsabilité dans ce tiraillement, dont certains estiment que nous ne sommes pas encore sortis.

L.F. : L’hypothèque marxiste n’est pas levée dans les discours – quand on parle aujourd’hui de nationaliser les banques… C’est pour cette raison que je ne peux pas être de gauche, et voter pour un candidat socialiste. Le seul que j’aurais pu soutenir est Michel Rocard, et il ne s’est pas présenté à l’investiture. Lui ne cède rien au marxisme.

V.P. : Je crois que ce spectre est derrière nous. Il y a eu la découverte des horreurs du totalitarisme soviétique, puis la chute du Mur de Berlin, l’effondrement du communisme. Dans la seconde moitié du XXème siècle, de nombreux intellectuels de gauche se sont éloignés du marxisme, et je crois que, malgré des rechutes individuelles, nous sommes sortis de ce divorce.

L.F. : Oui, avec des philosophes comme Merleau-Ponty ou Claude Lefort, la critique du marxisme et du stalinisme est passée à gauche, alors qu’auparavant, elle était le monopole de la droite. Mais quid des hommes politiques qui se disent socialistes ?

V.P. : Ils ont compris que le monde avait changé, tout de même… Mais du coup, la question qui se pose est la suivante : une fois que l’on a débarrassé le socialisme de ses oripeaux marxistes, que fait-on ? Quel est le substitut ? Eh bien, à mon sens, les socialistes ont tout intérêt à revenir avant la coupure de 1905, et à se nourrir d’auteurs comme Jaurès, à puiser aux sources du socialisme républicain. Il dépasse les alternatives simplistes : non, le socialisme n’est pas l’opposé ou l’adversaire de l’individualisme ; à l’inverse, dit-il, « le socialisme est l’individualisme logique et complet ». Liberté et égalité, loin d’être incompatibles, sont deux exigences qui vont de pair. De même, n’en déplaise aux derniers ultralibéraux, l’intervention de l’Etat est nécessaire pour réaliser l’idéal de justice sociale. Loin de dresser les catégories de la population les unes contre les autres, Jaurès plaide pour une émancipation de tous les individus, qui passe avant tout par la formation intellectuelle, l’éducation du jugement, la justice. L’école laïque, c’est cela : non pas la neutralité, mais un socle de valeurs, une préparation à la liberté qui porte des exigences fermes et fortes. On ferait bien de s’en souvenir, à l’heure où notre système éducatif se retrouve dans une grande difficulté. Bref, tous les éléments d’une République moderne sont présents chez Jaurès.

L.F. : Je me définis comme un républicain gaulliste, plus que comme un homme strictement de droite. De Gaulle, d’ailleurs, était-il d’un bord politique clairement défini ? Difficile à dire… Toujours est-il que Jaurès m’inspire car il est beaucoup plus révolutionnaire et ambitieux socialement que les socialistes d’aujourd’hui, et parce qu’il est, précisément, un grand républicain. En cela, il peut être convoqué y compris à droite, sans qu’il y ait là matière à scandale. Mais prenons de la hauteur par rapport aux clivages partisans ! Jaurès, il me semble, est l’un des penseurs qui peut nous aider à retrouver du sens en politique. Nous en manquons cruellement. Longtemps, l’imaginaire et l’action ont été structurés par la révolution à gauche, et par la nation à droite. Par la marche de l’Histoire, ces foyers de signification se sont éventés comme des coupes de champagne tièdes. Nous n’avons plus d’autre horizon que celui de la mondialisation sauvage, du bench-marking généralisé. Pour ne pas sombrer dans le nihilisme, il nous faut une nouvelle espérance. Or Jaurès n’est pas seulement un moraliste qui défend les droits de l’homme ; il confère également une dimension spirituelle (la morale n’est pas la spiritualité, laquelle engage le sens de la vie) à l’action individuelle et collective. Chez lui, la fraternité n’est pas abstraite, désincarnée – la fraternité de la carte vitale. C’est une fraternité vécue, affective, qui se réalise notamment dans le militantisme politique, ouvrier et/ou associatif. L’engagement aux côtés d’autrui, l’amitié et même l’amour de l’autre permettent de transcender l’existence, de l’ouvrir à ce qui la dépasse : l’humanité dans son ensemble, l’universel commun, soit une forme profane de sacré (non le sacré des religions constituées). En ce sens, le socialisme de Jaurès est une religion de salut terrestre. Avec son accent romantique sur le philanthropisme, il fraie une voie vers ce que j’ai appelé la « spiritualité laïque », le type de spiritualité dont nous avons besoin dans nos sociétés sécularisées.

V.P. : « L’avènement du socialisme sera comme une grande révélation religieuse », écrit-il dans son article « Socialisme et liberté ». Quoi, le socialisme serait donc une religion complète, et même la seule religion à accomplir l’essence du religieux ? Pour Jaurès, qui invoquait Dieu jusque dans l’Assemblée, il l’est. Cela pourrait sembler suranné, voire suspect de nos jours. Il n’en est rien et sur ce point, je vous rejoins volontiers : Jaurès est notre contemporain jusque dans son spiritualisme, qui est réformiste et non conservateur ou réactionnaire. La religion, ici, ne renvoie pas aux dogmes des Eglises. Exit la théologie, le catéchisme, etc. Jaurès est un laïque viscéral. Cependant, il soutient qu’il existe en tout homme un sentiment de l’infini, une part divine – n’ayons pas peur du mot. Selon lui, la République ne doit pas brimer cette présence en nous de l’infini, mais la prendre en charge, lui faire droit. L’homme ne pourra se perfectionner, devenir ce qu’il est, que si sa meilleure part est reconnue ; la révolution dans les intérêts ne suffit pas, il faut aussi la révolution dans les consciences. C’est pourquoi Jaurès demande aux instituteurs cultiver l’éveil du sentiment religieux chez les enfants, parce qu’il fonde la dignité de chacun. L’école ne doit pas ramener au fini, se contenter d’orienter vers telle ou telle branche professionnelle ; elle est le levier d’une éducation et d’une transformation spirituelles. C’est tout à fait moderne selon moi. Dès que l’homme se prend pour Dieu, la catastrophe se profile ; l’exemple des totalitarismes, qui voulaient créer un « homme nouveau », est édifiant. Mais il est tout aussi dangereux de vouloir nier cet élément spirituel ou religieux qui nous porte au-delà de nous-mêmes, cet inconnu que l’on ne maîtrise pas. L’ouverture à la transcendance est une donnée de notre expérience qui peut prendre bien des visages, une foi laïque est un acte de confiance et d’espérance en l’humanité de chaque homme qui vaut son effort et sa peine : le socialisme de demain devra, à mon sens, s’abreuver à cette source.

L.F. : Ce que vous dites me fait penser à cette expression de Husserl que je reprends souvent à mon compte : « la transcendance dans l’immanence ». Pour Jaurès métaphysicien, l’intelligible gît dans le sensible, et les deux doivent être réconciliés. C’est bel et bien religieux… mais dans un cadre laïque, en effet, car la transcendance n’est pas celle d’un Dieu révélé en particulier. Dans mon interprétation, toutefois, elle est plutôt celle de l’autre homme ou de l’autre femme. Je sors de moi-même en découvrant dans mon intériorité, dans mon cœur, son altérité radicale. La transcendance dans l’immanence s’installe dans l’amour ou dans la fraternité si chère à Jaurès. Ainsi, c’est sa passion pour l’humanité qui le rend si actuel. Il donne là un cap, le ferment d’une authentique « politique de civilisation » – ce concept d’Edgar Morin a été repris par Nicolas Sarkozy, mais dans les faits, elle est restée d’une vacuité bouddhiste… La vraie question qui se pose aujourd’hui est celle de l’avenir, de l’héritage que nous laisserons aux générations futures. J’ai d’ailleurs dit à mes amis de droite, et au Président lui-même, qu’ils devraient songer à rédiger, comme Jaurès, un Discours à la jeunesse

V.P. : Pour terminer sur une boutade, vous avez conseillé à Nicolas Sarkozy d’écrire un discours à la jeunesse…..Vous avez eu raison. Mais, ironie de l’histoire, c’est François Hollande qui l’a fait !

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Categories: Laïcité

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