Au Carrefour de la Philosophie et de l’Histoire : Y a-t-il une culture européenne ? – Charles COUTEL
À l’heure de la mondialisation, l’idée d’Europe connaît de multiples formulations dont il serait utile de faire la critique. Les expressions courantes d"’élargissement de l’Europe", de "construction de l’Europe" renvoient à un vocable rarement défini: l »’Europe ».
Professeur de philosophie à l’Université d’Artois, Charles Coutel a bien voulu livrer à Communes de France son analyse
L’élargissement politique de l’Europe est sans doute l’occasion de se demander ce qu’est l’Europe et s’il existe une « culture européenne ». En effet, accueillir l’autre invite à se poser la question de sa propre identité et de la part d’altérité qu’elle recèle, comme nous le suggéraient les Lettres persanes de Montesquieu. L’enjeu philosophique et humaniste devient donc le suivant: l’identité culturelle peut-elle accepter la part d’altérité qui ferait de la diversité une richesse et non une menace ? Cette question est cruciale à l’heure de l’ « élargissement » de l’Union européenne.
Ces remarques préliminaires expliquent pourquoi nous aborderons la question de l’identité même de l’Europe en insistant sur les paradoxes dont elle vit et resurgit régulièrement.
Pour traiter ce problème des liens entre identité, diversité et altérité au sein de l’idée d’Europe, il convient de poser deux questions préalables : qu’en est-il des avatars de l’idée de culture ? Qu’en est-il de l’idée d’Europe ? Ces questions conditionnent la réponse à notre question d’ensemble : qu’en est-il de la citoyenneté européenne ?
En effet, la mondialisation des échanges et des moyens de communication, cherche à propos du terme d’ « Europe », à imposer une rhétorique européiste qui fausse l’héritage humaniste européen : l’européiste est l’Européen oublieux de son propre héritage et fasciné par l’argent.
Dans nos analyses nous aurons souvent à nous référer à la « pensée unique » : elle représente une « maladie » des démocraties modernes : l’alliance de la dictature de la majorité (décrite par Tocqueville) et de la dictature de l’inculture (décrite par Flaubert).
Ainsi l’expression « dialogue des cultures » inspire de « bons sentiments » mais dispense souvent de définir le concept de « culture » et de se demander s’il existe une « culture européenne ». Après avoir étudié les effets pervers de la « pensée unique » sur l’idée de culture, nous examinerons les paradoxes de l’idée d’Europe pour revenir enfin sur nos interrogations initiales : en quoi l’idée d’Europe permettrait de concilier l’exigence d’identité, de diversité et d’altérité au sein d’une conception humaniste de la culture et de la citoyenneté.
Une citation du Poète E. Jabès nous guide dans les analyses qui suivent :« En deçà de la responsabilité, il y a la solidarité. Au-delà il y a l’hospitalité ».
Les avatars de la culture
Entre la réalité vécue et les signes, la « pensée unique » s’impose et recouvre le sens des mots hérités. Le vieux débat instauré par Claude Lévi-Strauss dans Race et Histoire entre le relativisme culturel et l’ethnocentrisme s’est estompé : la « pensée unique » impose partout la même vision marchande fondée sur l’amnésie et la seule valorisation du présent. La mondialisation des échanges et des informations rompt les liens entre les traditions nationales et occulte la complexité de l’idée d’Europe. Il n’est pas jusqu’à l’idée de culture qui ne subisse un triple processus d’appauvrissement et de simplification qui va se reporter évidemment sur l’expression « culture européenne » :
– Un processus de spatialisation et de réification amnésique : quand règne la « pensée unique », le culturel remplace le cultivé (qui requiert un travail d’anamnèse critique sur un héritage). Il est bien vu de parler d’ « environnement socioculturel » et non de nécessité personnelle de « se cuItiver ».
– Un Processus de survalorisation des réalités économiques et financières. L’expression « culture d’entreprise » résume à elle seule cette confusion qui repose sur l’assimilation de la communication et de la transmission.
– Un processus de survalorisation de l’approche ethnologique de la culture : on y insiste sur la spécificité de chaque ethnie ou groupe au détriment de l’appartenance à une commune humanité: l’humanitaire remplace l’humaniste, le communautaire remplace le sociopolitique. Cette approche prend, certes, en compte du respect de la diversité des cultures mais au détriment de l’identité humaine : c’est le triomphe du "droit à la différence", véritable poncif de la « pensée unique » qui fait le jeu des communautarismes et des relativismes.
Ces processus réducteurs marginalisent l’approche humaniste et universaliste de la culture définie comme expérience vivante de la proximité de l’autre homme dans le respect de sa particularité personnelle ou nationale. La « pensée unique » impose de l’homogène au lieu de laisser se déployer la richesse étrange des signes, des situations et des rencontres. La « pensée unique » s’efforce de faire de l’altérité une altération et de la diversité un avatar du même: elle constitue un obstacle épistémologique nous empêchant de pouvoir penser ensemble la diversité, l’identité et altérité au sein de l’idée de culture. En ce sens, elle nous éloigne de nous-mêmes et fait le jeu des nationalismes populistes et extrémistes refermés sur eux-mêmes dans une posture nostalgique ou raciste. Ce repli oublie les très vivants échanges passés et présents entre les langues nationales au sein de l’Europe : la langue française est riche de mots étrangers. A ces réductions ethnocentriques de la culture, préférons la définition de F.Marty : «face signifiante du corps social ». La culture n’est pas un processus d’expansion du même mais bien l’approfondissement d’une identité à partir de l’expérience de la diversité des langues et des êtres : elle permet de faire l’expérience que chaque langue peut accueillir l’altérité en son propre sein en éveillant ses propres richesses endormies : citons encore une fois l’exemple du mot anglais remembrance (souvenir) qui fut d’abord un mot français, maintenant oublié. Nommons hospitalité cette capacité à demeurer soi dans cet effort pour respecter l’altérité de l’autre. Cette expérience de l’altérité n’est pas oubli ou repli sur soi mais affirmation de soi comme ouverture vers l’autre. Ce paradoxe, qui fonde la curiosité de l’humanisme, est nié par la « pensée unique », qui impose le même fétiche (l’argent) derrière tous les signes. En ce sens, la culture définie comme hospitalité est expérience de l’universel dans l’acceptation de la diversité (des langues, des traditions et des oeuvres) et dans une commune humanité. Toutes les traditions humaines s’organisent autour des lois complexes de l’hospitalité. L’hospitalité assure la transformation de l’ennemi (hostis) en hôte (hospes). L’appauvrissement actuel fait perdre cette richesse poétique et philosophique, évoquée par E.Jabès. Dans cette perspective l’altérité est au coeur de l’identité : la culture est accueil de l’autre homme; elle est facteur d’universalité car la rencontre avec l’étranger me convie à mieux comprendre ce qui nous rapproche et ce qui nous sépare F.Marty précise : « L’étranger. dans sa rencontre culturelle, est opérateur d’universalisation. Sa particularité donne à ma propre particularité d’être une des formes possibles de l’être homme ».
L’expérience de l’altérité devient un moment de l’identification de soi par soi; que l’on songe de nouveau à la rencontre de Montesquieu et de son Persan, du Tahitien et de Bougainville selon Diderot ou encore à l’influence des masques africains dans l’oeuvre de Picasso. H. G.Gadamer résume ainsi cette problématique : «C’est l’altérité invitante qui contribue à la rencontre avec soi-même. Nous sommes tous autres, et nous sommes tous nous-mêmes ». Entre soi et soi-même surgit l’altérité enrichissante : le philosophe Paul Ricoeur oppose la mêmeté (image stéréotypée, répétitive et pauvre de soi) à l’ipséité (expérience vivante de soi-même comme autre). La « pensée unique » serait sur le plan individuel et collectif le règne de la mêmeté.
Comme le souligne maintes fois Jacques Derrida, une culture n’est jamais identique à elle-même : « Je est un autre » (Rimbaud). La poésie enrichit les possibles des langues et des cultures.
L’idée de culture est ainsi éclairée par la catégorie d’altérité renfermée dans l’expérience de la diversité. En ce sens l’autre homme, même le plus étranger est mon frère en humanité et je suis étranger à moi-même au sein de ma propre culture, tant que je n’accepte pas d’être l’hôte de ma propre langue. L’hospitalité de toute culture se trouve dans sa capacité à nous rendre dignes d’elle: la dignitas (ce qui est sans prix) s’opposant au pretium (ce qui a un prix monnayable).
C’est pourquoi la « marchandisation » du monde, des mots et de la culture nous fait perdre l’estime de nous-mêmes. Il est essentiel que chaque culture devienne la greffe des autres : cette image unit l’identité, l’altérité et la diversité culturelle. Toute culture est greffée sur d’autres sans parfois s’en rendre compte.
L’idée d’Europe comme identité pérégrinale de la culture
L’idée philosophique d’Europe gagne à être éclairée par l’idée de culture et vice-versa : elles pourraient ainsi conjointement s’émanciper de l’actuelle emprise de la « pensée unique ».
La « pensée unique » estompe les polysémies et les provenances : l’Europe y perd son rôle médiateur entre la Nation et l’Humanité, entre la particularité des individus et l’universalité du Bien commun. Dans la tradition philosophique de l’Humanisme, des Lumières, de Hegel ou encore de Husserl, l’idée d’Europe s’insère dans une série qui permet de relier le particulier et l’universel. La nationalité médiatise le particulier et l’Europe, tandis que l’Europe médiatise le national et l’universel. Or actuellement, les cartes sont brouillées et, par le biais de la « pensée unique », on confond l’individuel et le particulier, l’occidental et l’européen, l’ethnique et le national ou encore le mondial et l’universel. Ces confusions sont à l’origine des dérives communautaristes et relativistes de nos sociétés et de la crise des valeurs républicaines et humanistes.
Ces confusions seraient simplement fâcheuses si elles ne faisaient pas le jeu des intégrismes qui confondant à dessein européanisation rationaliste, laïque et humaniste et occidentalisation marchande, conformiste et impérialiste, n’en profitaient pas pour rejeter toute forme de démocratie et de progrès. On saisit mieux la nécessité de critiquer le règne navrant de la « pensée unique » qui organise l’amnésie de l’universel, du national, de l’Europe et du particulier. Cette régression nous rend étrangers à nous-mêmes et « incurieux ». Le monde occidental standardisé, sans mémoire et sans esprit critique devient prêt à toutes les croisades, comme on l’a vu récemment en Irak : on protège le ministère du Pétrole mais on laisse piller les musées. Appelons paradoxe iranien le processus par lequel l’occidentalisation technocratique et marchande d’un peuple peut engendrer la réaction intégriste et obscurantiste la plus radicale. Cette contradiction menace quiconque confondra Europe et Occident, nation et ethnie, universel et mondial, particulier et singulier (on sait que le peuple afghan, après le peuple iranien a subi les mêmes drames avec les mêmes causes). L’idée d’Occident ne serait-elle pas l’idée d’Europe vidée de sa capacité à accueillir l’altérité et la diversité des cultures ? L’Occident ferait des croisades et l’Europe des explorations. Les penseurs humanistes furent souvent de farouches anticolonialistes. Mais Paul Valéry a signalé, notamment après la Guerre de 1914,combien les Européens avaient renié leur propre tradition qui comporte une dimension orientale …
Confirmons que l’Europe politique actuelle pourrait bien être plus européiste qu’européenne. En 1943, Simone Weil écrit : « Nous avons besoin d’une injection d’esprit oriental ».
L’idée d’Europe présente diverses composantes
a) La secondaritê culturelle. On doit à Rémi Brague d’avoir analysé avec précision cette capacité des Européens et d’abord des romains à s’accepter comme des héritiers. L’Europe se caractérise par sa volonté de se définir par ce qui la précéderait : les Romains se veulent explicitement héritiers et imitateurs des Grecs; ils assument le paradoxe de l’imitation. Homère, Cicéron, Virgile, Lucrèce ou Dante sont à lire pour accéder à soi.
La secondarité culturelle permet de ne pas choisir entre identité, altérité et diversité. S’ « européaniser » revient à être soi en acceptant de provenir d’une autre culture et cet effort pour accepter d’être influencé me ferait accéder à moi-même. Rémi Brague précise :
« Toute culture est seconde; elle hérite et c’est pour cela qu’elle peut innover et ne reste pas figée sur une identité arrogante, fixe, et établie […] elle est immigrée à elle-même ».
Il n’y a pas de "culture européenne" mais un processus d’européanisation des cultures à la lumière de l’exigence de secondarité culturelle. Nous sommes aux antipodes de toute définition ethniciste ou communautariste de la culture. Dans la même perspective, Edgar Morin fait du dialogique une des caractéristiques de l’identité européenne : « En Europe, aucune des instances constitutives n’écrase ou n’extermine les autres, ni même n’exerce une pesante hégémonie ».
L’auteur précise encore : « la culture européenne ne subit pas seulement ces oppositions, conflits et crises,elle en vit ». L’ « occidentalisation » de l’idée d’Europe serait le résultat de l’oubli de cette secondarité culturelle constitutive. Le rôle des humanistes ne serait-il pas de redire toute la richesse de cette tradition européenne ?
b) la problématicité. L’esprit européen se caractérise par la capacité à (se) problématiser. Se voulant héritière, l’Europe entend ne rien écarter de l’examen critique. L’attitude initiale de l’humanisme est la remise en question par l’usage de la raison. C’est parce que nous acceptons les leçons du passé que nous pouvons contester les dogmes du passé. Edgar Morin commente : « L’Europe a plongé toute chose, l’homme, la vie, le cosmos, dans le devenir qui problématise tout ».
Le refus des dogmatismes caractérise le projet européen et humaniste; c’est la condition de la liberté de penser et de circuler, réaffirmée lors du Conseil européen de Copenhague.
c) la laïcité. L’idéal laïque est au coeur du projet humaniste ; une religion ne peut être imposée pour que toutes les religions puissent se comprendre. Le récent conflit irakien ne fut possible que par une rivalité entre visions religieuses du monde : nous ne mesurerons que dans quelques années les effets de cette régression cléricale et belliciste. C’est une des responsabilités éthiques de l’institution universitaire Que de rendre possible la création d’un cadre laïque des échanges intellectuels et scientifiques entre esprits libres et cultivés, au delà les frontières politiques. Par ailleurs, il est essentiel que le principe républicain de laïcité figure dans la future Constitution européenne.
d) l’universalité. L’idée d’Europe, en maintenant la diversité de ses cultures nationales, promeut l’aspiration à l’universalité présente en chaque particularité. Edgar Morin précise, à propos de l’Europe :« L’universel est en puissance dans toute pensée, dans toute culture. Mais aucune n’avait mis l’universel au moteur de sa culture singulière ».
Ces caractéristiques de l’idée d’Europe recoupent en partie celles de l’idée de culture et nous invitent à quelques conclusions : il n’y a pas de « culture européenne » mais bien une « européanisation » possible des cultures au sein desquelles on chercherait à appliquer les exigences de secondarité, de problématicité, de laïcité et d’universalité, dans le cadre d’une conception hospitalière et humaniste d’ensemble. On veillera donc à prolonger les citoyennetés légale, politique et sociale par une « citoyenneté symbolique», comme le suggère le chercheur israélien Avishaï Margalit dans son livre La société décente, (trad.l999, éd. Climats). La société décente veille à ne jamais humilier les citoyens. Travailler à l’émergence de cette citoyenneté symbolique serait une tâche qui nous attend tous.
À la lumière de toutes ces exigences, l’idée d’Europe promeut une conception vivante de la culture et de la citoyenneté. La diversité des points de vue et des cuItures n’est pas inquiétante car elle développe l’idée Que pour devenir soi, on aurait besoin de rencontrer et d’admirer les autres. Georges Devereux commente : « Alors que la totalité dévore le divers, l’universel émane du divers, sans du reste faire nombre avec lui. L’universel, contrairement à la totalité, est ce qui permet à chaque singularité d’être liée aux autres ».
Les vertus de l’hospitalité européenne
Le motif de l’hospitalité, coeur de la culture et de l’Europe, se révèle capable de concilier identité, diversité et altérité. L’hôte reçu est celui Qui peut rester lui-même s’il respecte l’hôte qui le reçoit. Les expressions « intégration européenne », « élargissement européen », « construction européenne » sont bien pauvres pour rendre compte de la complexité culturelle héritée et des tâches humanistes futures. On mesure aussi combien est ambiguë l’expression « dialogue des cultures » : se trouve ainsi refoulée l’idée que toute culture est déjà dialogue infinie avec elle-même. En revanche, la complexité de tout acte d’hospitalité mérite notre attention dans un monde sans repères et peut-être bientôt sans âme ni grandeur.
La valeur d’hospitalité évite à l’identité d’être repli sur soi, à la diversité d’être dispersion et à l’altérité d’être le prétexte d’un rejet. Trois figures de l’hospitalité se développent dans les idées d’Europe et de culture, délivrées des malentendus propres à la « pensée unique » : l’hospitalité revient d’abord à dire à l’autre homme « qu’il est chez moi comme chez lui » : c’est la figure bilatérale. Les cultures doivent se recevoir et se respecter en donnant à l’autre le meilleur d’elles-mêmes.
La seconde figure de l’hospitalité revient à recevoir quelqu’un en s’avisant que l’on est tous les deux hôtes d’un tiers absent ou présent : c’est l’hospitalité multilatérale. Ainsi Français et Turcs sont les hôtes d’une même humanité s’instituant et se cherchant.
Enfin, les deux précédentes figures ne sont possibles que si chacun dans sa propre culture demeure l’hôte de sa propre langue : appelons auto-hospitalité ce processus par lequel nous restons dignes de notre héritage, en aimant notre propre langue.
Ces trois figures de l’hospitalité réduisent l’hostilité de l’autre homme et travaillent à l’harmonisation des signes, des pensées et des esprits. Ainsi l’hospitalité de et dans notre propre culture conjure le paradoxe iranien, évoqué précédemment. On mesure la tâche à accomplir et le courage qu’il faudra déployer pour lutter contre la résignation imposée par la « pensée unique » mondialisée. Au paradoxe iranien opposons le paradoxe italien que Condorcet présente ainsi : « L’Italie fut souvent envahie par les barbares ; mais ils ne purent y former d’établissement durable (…) Jamais elle ne fut asservie par aucun peuple, ni tout entière ni d’une manière durable (…) elle ne connut de maîtres que pour en changer, (elle) conservait une sorte d’indépendance ».
Charles Coutel