Les notions d’éducation inclusive et d’inclusion scolaire ont acquis une légitimité internationale, avec l’appui d’organisations telles que l’Unesco, l’OCDE, l’Agence européenne pour le développement de l’éducation des personnes ayant des besoins particuliers. On peut citer la déclaration de Salamanque en 1994 (Unesco) qui a formulé des orientations pour passer de l’éducation traditionnelle dite « spéciale» pour des enfants dénommés « déficients» à une d’éducation dite «inclusive» pour des enfants considérés comme ayant des «besoins éducatifs particuliers ». Des déclarations européennes ont aussi énoncé le principe de « l’école pour tous et pour chacun» (Luxembourg, 1996) et d’autres, plus générales, ont édicté le principe de non-discrimination.
Dans certains pays, comme l’Italie et la France, c’était la notion d’intégration qui était officiellement utilisée, malgré toutes les différences d’application pratique entre ces deux pays. Dans d’autres pays, comme le Brésil, la notion d’intégration est aujourd’hui considérée comme ancienne et même irrecevable. C’est celle d’inclusion qui est devenue le slogan gouvernemental de ce pays, non seulement pour la scolarisation d’enfants avec besoins particuliers, mais aussi dans d’autres domaines et pour d’autres personnes, comme l’emploi pour les personnes d’origine africaine, l’accès aux transports pour les personnes qui ont peu de ressources, etc. (de La Taille, Silva de Souza,Vizioli,2004).
En France, les nouveaux dispositifs de la loi du 11février 2005« Pour l’égalité des droits et des chances, la citoyenneté et la participation des personnes handicapées» posent de nombreux problèmes d’application concrète pour la scolarisation des enfants handicapés. Par exemple: pour la définition des modalités d’accueil dans les écoles régulières, pour le rôle attribué aux différents professionnels concernés (le professeur dans sa classe « régulière» mais aussi les différents spécialistes), pour la collaboration possible entre eux, pour la place accordée aux nouveaux professionnels de l’aide (les auxiliaires de vie scolaire) etc. Mais la loi, qui prescrit l’inscription de tout enfant dans l’école de son quartier (qui est alors son « école de référence »), a mené certains auteurs à penser que la France passait officiellement à une politique scolaire « inclusive ». par une sorte de « révolution culturelle », tandis que d’autres auteurs, le plus souvent défenseurs des institutions spécialisées, manifestaient leurs doutes sur la pertinence de cette « inclusion » (Plaisance, Belmont, Vérillon et Schneider 2007).
Dans ce texte, nous mettons l’accent sur les questions terminologiques qui nous paraissent importantes car les mots utilisés impliquent des représentations et engendrent des institutions et des pratiques. Nous défendons la thèse selon laquelle l’inclusion ne va pas de soi, qu’elle est un nouveau défi, qui demande la clarification de nos moyens d’action en vue de transformer les écoles et de changer les regards sur les différences. En d’autres termes elle est une construction, un processus et non donnée a priori.
Les situations que nous allons analyser concernent essentiellement la France. Nous voudrions montrer, d’une part, les évolutions actuelles de la scolarisation des enfants avec besoins particuliers et, d’autre part, les difficultés voire les obstacles qui subsistent pour avancer plus loin dans l’objectif de la construction des « parcours personnalisés de scolarisation ». Parmi ces obstacles, se situent au premier plan les clivages entre institutions différentes (institutions scolaires et institutions hors école) et, par la même occasion, les oppositions entre des acteurs et surtout entre des professions différentes qui ont affaire à l’enfance. Le grand pari actuel est à nos yeux celui de la construction de cultures partagées.
Intégration
La notion d’intégration a été largement utilisée en France pour désigner les mesures officielles touchant différentes populations, par exemple les populations d’origine étrangère. Une politique d’intégration a ainsi été menée après la seconde guerre mondiale, pour attirer une main-d’oeuvre dont le pays avait besoin pour sa reconstruction. Mais l’intégration était principalement conçue en termes d’assimilation de l’étranger. L’assimilation implique la résorption des différences, une absorption dans le tout, et non le
maintien de certaines différences qui peuvent être des sources d’enrichissement culturel dans un cadre national à la fois accepté et élargi. Dans une autre conception, non assimilationniste, on pourrait concevoir l’intégration comme une acculturation réciproque, un ajustement d’éléments constitutifs : « L’élément intégré n’est pas perçu comme devant être neutralisé, comme devant perdre ses capacités initiales, même si des transformations sont supposées, dans le système intégratif comme dans l’élément à intégrer» (Tap, in Manço, 1999, p. 16).
Peut-on en tirer des conclusions pour la scolarisation des enfants handicapés ? Comme nous l’avons vu, la politique dite d’intégration scolaire a été formulée et précisée depuis le début des années quatre-vingt. Mais quelle intégration ? En réalité, elle demeurait fondamentalement ambiguë : l’intégration pouvait être à la fois l’intégration dans une classe régulière et l’intégration dite « collective », c’est-à-dire le regroupement d’enfants handicapés dans une classe spécifique d’une école régulière. Pourtant, devant les critiques exprimées face à la lenteur des évolutions, une « relance » officielle de la politique en faveur de la scolarisation des enfants en situation de handicap a été effectuée en 1999. Cette « relance » était formulée sous l’égide du droit, en termes de droit fondamental à la scolarisation de tout enfant, quelles que soient les déficiences ou maladies qui pertubent son développement. D’où cette formule officielle de cette époque : « la scolarisation est un droit, l’accueil est un devoir ».
En réalité, la question fondamentale est celle de la transformation du milieu intégrateur lui-même : se modifie-t-il pour accueillir les différences ? Selon la théorisation héritée du sociologue Durkheim, on passerait d’une solidarité par similitudes (qu’il appelait « solidarité mécanique ») à une solidarité fondée sur les différences (qu’il appelait « solidarité organique »). S’agit-il alors d’inclusion.
Inclusion
La notion d’inclusion est couramment utilisée en français quand il s’agit des choses à «inclure» (l’inclusion d’un élément dans un ensemble, par exemple l’inclusion d’une clause dans un contrat juridique) mais non quand il s’agit de personnes. L’application du terme « inclusion » aux personnes et aux groupes sociaux, comme dans l’expression « inclusion scolaire », est une donc une innovation récente en français et encore peu utilisée. De même, les expressions telles que « éducation inclusive », « société inclusive » sont tout à fait nouvelles. En anglais ou en portugais, au contraire, le vocabulaire de l’inclusion s’est énormément généralisé. Il semble qu’au Brésil, le terme « inclusâo » se soit surtout diffusé à partir du milieu des années quatre-vingt, par exemple dans les groupes politiques de gauche.
Selon les auteurs britanniques qui analysent les transformations de l’éducation autrefois nommée «spéciale », l’inclusion ne se limite plus à un problème technique, par exemple pour augmenter la présence d’enfants handicapés dans les écoles ordinaires par l’adjonction de rampes d’accès, d’ascenseurs ou de personnel supplémentaire (Armstrong, 1998). Dans ce dernier cas de figure, les perspectives d’action sont trop limitées, voire critiquables car on distingue les élèves « intégrables» et ceux qui ne le seraient pas. Les élèves « intégrés» à temps partiel dans les écoles auraient seulement le statut de « visiteurs» et non de membres à part entière de la communauté scolaire. L’éducation inclusive, au contraire, est une position radicale, car elle demande « que les écoles se transforment elles-mêmes en communautés scolaires où tous les apprenants sont accueillis sur la base d’un droit égal » (ibid., p.53). Ainsi, l’inclusion impliquerait à la fois une autre vision des pratiques éducatives, scolaires et non scolaires, et une critique des pratiques intégratives traditionnelles (Hinz, 2002) Un schéma permet de visualiser ces différences (voir tableau 1).
En France même, le vocabulaire de l’inclusion a un peu pénétré chez les spécialistes. Certains professionnels se réclament d’une pratique qui est plus ambitieuse que l’intégration. Par exemple, un jardin d’enfants parisien a posé comme principe l’accueil de 1/3 d’enfants porteurs de handicap, et de 2/3 d’enfants« valides» (tous sont des enfants de moins de 6 ans). L’équipe a défini de cette manière le projet de l’établissement, selon une position argumentée et militante : l’accueil des enfants handicapés prend sens par rapport à l’apprentissage de la différence. De plus, «c’est l’institution qui doit s’adapter à l’enfant. .. Il s’agit de créer un lieu dont l’objectif principal est d’accueillir des enfants que les autres structures rejettent, parce qu’ils ne peuvent pas s’y adapter ». C’est « un lieu pour les sans papiers de la petite enfance. Un lieu pour être. Un lieu sans conditions» (Herrou, Korf-Sausse, 1999, p. 12-13).
Dans cette même orientation, un groupe s’était constitué à partir de 2004, le Conseil national : « Handicap, sensibiliser, informer, former ». Il se donnait pour but de « désinsulariser » le handicap et de modifier les représentations et les pratiques courantes d’exclusion. Ainsi, Julia Kristeva, initiatrice de ce groupe, écrivait: «Je comprends ceux qui préfèrent remplacer le terme d’« intégration » par celui d’« insertion » ou d’« inclusion ». Loin d’être politically correct, ce souci sémantique invite non pas à «intégrer» au sens d’effacer la différence mais à inclure des personnes différentes dans l’espace public (écoles, entreprises, etc.), à condition d’y aménager des parcours individualisés et des accompagnements singuliers » (Kristeva, 2003, p. 51).
Quelle difficultés ?
L’inclusion est peu à peu revendiquée comme nouvelle catégorie d’action publique, par exemple dans les Instituts de formation des maîtres en France, maintenant inégrés dans les universités. Encore faut-il être conscient à la fois des avantages de cette nouvelle terminologie et des difficultés d’application concrète. Si l’on est attentif aux origines latines du mot, on est tout de suite confronté à la notion de fermeture, de clôture. « Clausus » est le participe passé du verbe « claudere » et signifie fermé, clos. « Claustra », c’est la fermeture, le lieu clos, l’enclos, voire la prison. En français, le mot « cloître » est de la même origine. L’inclusion signifierait-elle alors l’isolement du lieu fermé sur lui-même ou encore la ségrégation des sujets à l’intérieur de ce lieu ?
Un tel recours aux étymologies permet de mettre en garde contre certaines illusions de l’inclusion. Le placement à l’intérieur d’un lieu ne signifie pas du tout la fin des mesures d’exclusions à l’égard des personnes. Des enfants peuvent se situer à l’intérieur d’une école ordinaire ou d’une classe ordinaire mais peuvent faire l’objet de rejets subtils, de marginalisations, et ne pas participer aux activités. Ce sont les « exclus de l’intérieur », selon la belle formule du sociologue Pierre Bourdieu qui traitait non de la question du handicap mais des inégalités de scolarisation au sein même du même système scolaire. Ce sont les sujets « ségrégués ». selon des expressions familières aux psychanalystes qui sont attentifs aux réalités concrètes des écoles. En bref, les apparences peuvent être trompeuses et dissimuler des formes subtiles de mise à l’écart.
Mais on peut aussi proposer un autre modèle théorique qui permet d’introduire les nuances indispensables à la compréhension de la réalité. Au lieu de l’opposition trop schématique « exclusion/inclusion », nous pouvons utiliser le modèle de l’affiliation proposé par Robert Castel (1995) à propos des politiques sociales. Le grand avantage de cette conceptualisation en termes d’affiliation est de mettre en évidence des processus au lieu des oppositions radicales. Les affiliations aussi bien que les désaffiliations sont l’objet de toutes les nuances possibles selon les lieux de vie et les acteurs en cause. Dans une école ou dans une classe, les formes d’affiliation sont diverses, évolutives, elles peuvent s’inverser, et elles concernent les enfants et leur professeur, mais aussi les enfants entre eux. Être affilié ou désaffilié, ce n’est pas un statut, un état, mais une situation provisoire, relative, susceptible de changer. Entre les personnes, entre les uns et les autres, il y a aussi interdépendance des positions.
Enfin, on doit être attentif à la question concrète de l’aide à l’affiliation comme processus en devenir quand il s’agit d’enfants qui présentent des difficultés particulières. Les professeurs sont évidemment les premiers concernés par cette question. Car l’accueil en milieu ordinaire, et surtout en classe ordinaire, bouleverse en France les manières traditionnelles de se représenter la place des élèves handicapés. Le modèle idéal de l’élève moyen dans une gestion de masse est en effet radicalement mis en cause par la présence de ces nouveaux venus que sont des enfants en situation de handicap, surtout au niveau de l’enseignement secondaire. Les rythmes d’acquisition des élèves sont généralement très différents et des adaptations pédagogiques nouvelles sont indispensables pour tenir compte de leurs spécificités. Bref, changer est bien une « révolution culturelle» qui implique des apprentissages nouveaux de la part de l’enseignant lui-même, c’est-à-dire une nouvelle réflexion partagée sur les capacités diverses des élèves, ce qui, en l’état, est forcément une prise de risques. L’aide aux professeurs est alors essentielle et elle peut prendre des formes multiples : aide directe en classe par un personnel supplémentaire (en France, cela concerne les auxiliaires d’intégration scolaire, dont la situation professionnelle est encore trop précaire), aide du collectif de l’école (par exemple dans le cadre d’un projet d’école), aide par des centres de ressources ou par des structures extérieures à l’école, enfin aide par des modalités de formation professionnelle continue, officielle ou non (syndicats ou associations, par exemple)
Quelques réflexions finales
La situation française est révélatrice des difficultés d’évolution d’un ensemble institutionnel complexe qui a été caractérisé non seulement par un passé d’éducation dite « spéciale» mais aussi par des séparations institutionnelles fortement structurées par des ministères différents, voire en opposition, par exemple entre l’Éducation et la Santé.
Les orientations officielles actuelles favorisent, sur le plan du principe, la scolarisation en milieu ordinaire, voire l’inclusion, comme le disent certains. Mais permettent-elles la synergie entre les différents professionnels en cause, l’école et hors de l’école? Cela reste difficile, car les pouvoirs publics ont favorisé la mise en place de nouvelles structures (Maison départementale des personnes handicapées, Caisse nationale solidarité pour l’autonomie … ) et le transfert de compétences de l’État vers les départements. Or, d’une part, ces innovations institutionnelles se heurtent à des difficultés de mise en place, notamment en matière d’affectation de personnels stables et compétents, et aussi en matière de financements, et d’autre part, elles ont négligé le point essentiel de l’amélioration des professionnalités. Sur ce point, le contexte social global n’est malheureusement guère favorable, car on constate la tendance à la dérégulation« libérale» de grands secteurs professionnels et à la valorisation de « services» d’aide pour la personne en difficulté, services qui sont privés et payants. On assiste, d’un côté, à « une mise en mobilité généralisée des relations de travail, des carrières professionnelles et des protections attachées au statut de l’emploi» (Castel, 2006, p. 43) et, d’un autre côté, à la « transformation consumériste de la notion de service et tout son cortège de normes en faveur du client final» (Chauvière, 2007, p. 28).
Pourtant, l’accueil et l’éducation d’enfants en situation de handicap ou en grande difficulté requièrent, encore plus que dans d’autres cas, non seulement des compétences professionnelles mais aussi le partage de ces compétences. Pratiquement, il ne s’agit pas d’éliminer les spécificités professionnelles qui reposent des corpus légitimes et sur des identités, mais plutôt d’inciter à la collaboration,au dialogue, à l’échange des savoirs. Pour davantage d’inclusion ou d’affiliation pour tous, l’intégration des adultes eux-mêmes est une nécessité. Un pari essentiel consisterait donc dans la formation de professionnels non seulement compétents dans leur propre domaine, mais ouverts à la coopération, susceptibles de réfléchir en commun et de bâtir des projets d’action. C’est à cette condition que pourrait se construire une politique évolutive et durable en faveur de l’appartenance aux lieux de vie destinés à tous, c’est-à-dire en faveur d’une véritable inclusion.
Quelques pistes de réflexion
– Pensez-vous que votre institution favorise actuellement l’inclusion pour tous les enfants, y compris les enfants avec besoins particuliers ?
– Pouvez-vous signaler quelques barrières qui subsistent contre l’inclusion ?
– Pouvez-vous imaginer différentes mesures qui mènent à l’inclusion ?
– Comment est-il possible d’éviter le risque d’une « exclusion de l’intérieur » d’enfants avec besoins particuliers dans des situations inclusives ?