In La Ligue de l’Enseignement :
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Le projet d’introduire à l’école des cours de morale laïque fait débat, c’est le moins qu’on puisse dire. Et ce débat n’est pas facile à lire, car il brouille les lignes de clivage habituelles, notamment les frontières politiques. Le sentiment qui domine, en fin de compte, est une certaine désorientation. C’est précisément pourquoi nous avons composé le présent dossier : non pas pour gommer la controverse, mais pour l’éclairer.
Avant même de s’engager dans la discussion, on peut s’interroger sur la pertinence même d’un tel débat. La question se posait-elle ?
Et se posait-elle en ces termes ?
Car il ne faut pas se dissimuler que le projet ministériel fleure bon la IIIe République. Si, à la Ligue de l’enseignement en particulier, on peut être sensible aux références à Jaurès ou à Buisson, la position des institutions par rapport à la société a beaucoup évolué entre-temps.
Un élément notamment mérite d’être mentionné. La République de Ferry était en quête de légitimité. L’école publique, en particulier, était engagée dans une concurrence avec l’enseignement catholique et il s’agissait pour elle de ne pas laisser aux congrégations ce que les économistes nommeraient aujourd’hui un avantage comparatif. La figure de l’instituteur laïque doit beaucoup à celle du curé. Elle s’y oppose, mais elle s’en inspire. De la même façon, la laïcité, conçue théoriquement comme une manière de se dégager des opinions religieuses, ne s’est pas contentée de les renvoyer à l’espace privé : elle a occupé la place laissée vacante, et les instituteurs ont récité un catéchisme républicain avec une forte composante morale. Non sans raison : un enseignement dégagé de toute référence morale n’aurait jamais pu s’imposer.
Nous n’en sommes plus là, et c’est justement pour cela que le projet actuel fait débat : l’idée que l’école se mêle de morale est devenue gênante. En ce sens, la laïcité a gagné la partie. Et on peut s’en féliciter !
Pourquoi alors reposer la question de la morale, et réengager la République dans une « question morale » qu’elle visait précisément à neutraliser ? À cela il y a deux réponses, toutes deux politiques. L’une est franchement douteuse, l’autre a sa pertinence.
Ce qui est douteux, c’est de concevoir la morale laïque comme un combat culturel mené contre d’autres morales, plus précisément celle prônée par l’islam, qui serait en passe d’envahir l’espace public et menacerait l’existence même de la République. Cette vision procède d’amalgames et d’exagérations dont l’horizon est le spectre d’une islamisation de l’Europe, évoqué par des illuminés et repris mezzo voce par une partie du corps politique. Or la question qui se pose à notre société est bien différente : elle porte sur la dimension multiculturelle de la société d’aujourd’hui, sur l’émergence et l’affirmation d’identités culturelles qui sont sorties de l’invisibilité. Il ne s’agit de nier ni les frottements, ni les dérives qui existent : les enseignants en savent quelque chose. Mais l’enjeu est aujourd’hui de trouver la bonne formule pour accueillir les différences et pour les articuler aux règles communes. Nier ces différences ou s’y attaquer frontalement n’a pas de sens, cela ne conduira qu’à leur radicalisation. La question morale est constamment posée, tentons d’y répondre ensemble, aujourd’hui comme hier.
La laïcité a son mot à dire dans la définition de ce nouveau « vivre ensemble », et elle constitue même une chance historique pour notre pays, par rapport à certains de ses voisins qui ne disposent pas de la même tradition politique. Mais c’est précisément ici qu’entre en jeu un nouveau problème. L’extrême droite française, dont une bonne partie du corps doctrinal a été constituée contre les valeurs de la démocratie moderne, a entrepris une métamorphose qui l’amène à s’emparer des thèmes de la République et à se draper dans le vocabulaire de la laïcité pour mieux faire passer son message d’intolérance. Il y a là un piège, et c’est précisément contre ce piège qu’a été pensé le projet de morale laïque. Contre ceux qui alimentent la division et le conflit, il est urgent, dit Vincent Peillon, de rebâtir du commun. Il a raison. On peut discuter de la pertinence de la solution proposée mais, assurément, le débat méritait d’être ouvert.
Place à la discussion, donc !
Richard Robert