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Apprendre en e.learning est un acte complexe. Les apprenants doivent apprendre à penser leur formation dans un cadre spatial recomposé. Historiquement nous sommes encore dans un cadre institutionnel où la plupart des enseignants ont été formés dans des lieux structurés par le principe de l’unité de temps et de lieu (une salle de classe, un enseignant, un horaire prescrit, un groupe d’apprenants).
Le e.learning fait voler en éclat cette grammaire largement construite au 19ème siècle. Dans la configuration dématérialisée les apprenants reçoivent les informations par le biais d’un terminal numérique (je ne dis plus uniquement ordinateur)situé dans un lieu physique spécifique et identifié.
Dans ce cadre, le concepteur du cours aura construit son module en amont et l’aura déposé sur une plateforme (LMS). Le tuteur entrera en contact avec ses élèves grâce à son terminal numérique selon le mode qu’il aura déterminé dans son scénario tutoral (classe virtuelle, forum, mail, chat …). La communauté d’intérêt constituée sera donc géographiquement éclatée. Pouvons nous en déduire que les acteurs du dispositif de formation sont des cellules apprenantes isolées et autonomes ?
On ne peut réduire cette construction sociale aux iconographies commerciales qui « métaphorisent » par raccourci le e.learning comme un face à face Homme / machine.
Je souhaite dans ce billet lancer quelques éléments de réflexions sur la signification des espaces de formation au sein desquels interagissent les différents acteurs. La FOAD s’exerce dans un ensemble d’espaces signifiants qui se croisent, il faut intégrer dans les stratégies de formation la perception du (des) sens des espaces dans lesquels vont se mouvoir enseignants, tuteurs et apprenants.
En préalable à tout lancement d’une session de formation en ligne , il me semble nécessaire d’expliquer aux apprenants qu’un espace de formation est codifié, qu’il a du sens. C’est de mon point de vue une condition centrale pour que le groupe se constitue et cimente des relations cohérentes. Il n’y a pas un espace numérique codé mais un ensemble d’espaces sociaux normés.
La dématérialisation des espaces de formation modifie la structure des relations sociales. Il est possible que ces changements puisse entraîner une perte des repères qui ont été longuement construits dans la vie réelle. Il s’agira, par conséquent, d’entrer dans un lent processus de déconstruction des habitus sociaux du réel pour entrer dans une reconstruction d’un habitus virtuel.
Dématérialiser un espace réel ne signifie pas créer des espaces neutres, bien au contraire. Les espaces qui accueilleront les apprenants sont fondamentalement des espaces signifiants, il est nécessaire de les appréhender de la sorte.
Le démontrer de façon théorique est un exercice auquel on peut se prêter avec efficacité pour peu que l’on soit capable de l’étayer par des propos référencés, il se peut que la pertinence, la clarté du propos puisse faire avancer la recherche, mais …
Le e.learning est aussi un espace d’usages dans lequel les acteurs auront à s’intégrer pour apprendre et y exercer leur sociabilité. Entrer en FOAD c’est s’inscrire dans un processus de déconstruction / reconstruction, réel Vs virtuel. Les concepteurs des processus de formation devront, me semble t-il, intégrer dans leurs scénarios une réflexion sur les enjeux des significations des espaces de formation. Le pluriel est de circonstance car il s’agira d’interroger au regard de sa pratique l’espace numérique et l’espace physique.
L’espace physique.
Le e.learning ne supprime pas le lien avec l’espace physique, bien au contraire puisqu’il oblige à le redéfinir. Il est loisible aux concepteurs des dispositifs de formation en ligne de construire la formation au sein d’un spectre qui va de la dématérialisation totale au blended learning (formation hybride). Les doses de distanciel et de présentiel seront pesées en fonction des publics ciblés, du bain culturel dans lequel trempent les acteurs du dispositif. La culture nord américaine serait plus orientée vers la dématérialisation, nos cultures européennes plus orientées vers les formations hybrides. Il n’en reste pas moins qu’à un moment donné l’apprenant sera confronté à un espace physique, fut-il réduit à la plus simple expression du bureau sur lequel est posé le terminal de réception numérique (ordinateur, tablette, smartphone …) voire un espace public pour des postures de mobile learning.
La réflexion sur l’espace physique doit dépasser la posture technologique centrée sur un outil de communication, qu’il soit de type « one to one » ou « many to many ». Il faut analyser le lieu physique de formation parce qu’il est signifiant et qu’il est indispensable que les apprenants aient la capacité d’appréhender cette signification.Ce n’est pas parce que la pratique des réseaux est quotidienne qu’elle induit une bonne perception des relations qui s’y exercent.
Mon analyse se basera sur deux types d’espaces physiques, l’espace privé que nous nommerons le domicile et l’espace institutionnel (établissement scolaire, université)
Le lieu de vie privée comme lieu de formation.
La société de l’information a modifié de façon profonde la nature du domicile privé. Dans la période industrielle qui se construit au 19 ème siècle on éloigne le travailleur de son environnement familial pour que sa force de travail soit entièrement consacrée à son ouvrage. La partition vie privée, vie professionnelle est nette. Le numérique a modifié ces enjeux spatiaux. Il peut être, à la fois, lieu d’expression d’une activité sociale privée et lieu d’activité professionnelle. Les deux cercles de sociabilité sont de nature différente mais ils se télescopent.
En l’état il appartient aux concepteurs d’expliquer la différence de nature des deux activités qui s’exercent dans un lieu identique.
L’espace privé par définition a-institutionnel, devient pour une durée déterminée un espace institutionnel. L’entrée dans un dispositif de formation en ligne s’opère par un procédé contractuel engageant de façon synallagmatique l’institution et l’apprenant. La théorie des contrats explique que les obligations et droits de chacun n’ont pas d’effet sur les tiers. Dans la pratique la phase du e.learning pratiquée à domicile engage les tiers, notamment son entourage personnel (non impliqué directement dans la formation).
L’analyse des dispositifs juridiques confirme cette intrusion du public dans la sphère privée. La réglementation du DIF (droit individuel de formation) et son extension le CIF (congé individuel de formation) spécifie clairement que la formation ne peut se faire qu’en dehors du temps de travail effectif, soit les week-end et/ou les temps de vacances.
Le e.learning nous amène à penser à nouveau la qualification du lieu privé. Il peut être une extension du lieu de travail dans le cadre d’une formation. Il appartiendra aux concepteurs de penser les articulations entre les temps privés et les temps professionnels. Il leur reviendra d’expliquer ces enjeux formalisés auprès des apprenants.
Je voudrais retenir plusieurs points pour forger cette analyse :
– La sécurisation du lieu d’accès, quelle politique de sécurité doivent engager les apprenants sur leur terminal ?
– Le domicile de l’apprenant devient un nœud d’entrées et de sorties des flux d’informations, notamment visuelles. Dans l’hypothèse d’une instrumentation des flux vidéos il faudra s’interroger sur la nature du cadre visuel renvoyé à ses interlocuteurs. Il devient d’une certaine façon institutionnel, il représente l’apprenant dans sa dimension professionnelle. Il faut se poser la question de ce que l’on souhaite montrer ou dissimuler au groupe. La webcam est intrusive, il faut neutraliser l’espace intime pour le rendre institutionnel.
Le degré de vision de la caméra capte un espace physique qu’il faudra rendre institutionnellement signifiant et il faudra neutraliser la dimension intime qui pourrait parasiter le cadre institutionnel. Dans ce cadre signifiant des X degrés du champ de vision, l’individu apparaît. L’apprenant est dans un espace privé mais s’exprime à titre professionnel. Il faudra penser la représentation corporelle qui passe par des stratégies vestimentaires. Quelles sont-elles ?
– Travailler à domicile c’est forcément négocier les temps avec son entourage. A cet instant de ma réflexion je n’ai pas de réponses mais un ensemble de questions.
Quelles régulations familiales doivent s’opérer dans ce cadre ? Qu’est ce qui domine à l’instant de la formation ? La vie privée ou la vie professionnelle ?
L’espace virtuel.
Le second espace dans lequel les acteurs vont se retrouver est numérique, il est l’essence même du e.learning. Il est très complexe. La navigation dans ces espaces, n’est pas de mon point de vue, naturelle. Les liens de socialisation qui s’y construisent sont codés et complexes, une méconnaissance des enjeux, une perception biaisée peut être lourde de conséquences.
Certes les usages non institutionnels ont forgé des habitudes numériques, elles sont de l’ordre du bricolage et sont a-institutionnelles.
L’espace virtuel est un lieu de socialisation, les apprenants vont se rencontrer dans divers lieux que nous pouvons nommer, forum, wiki, mail, vidéoconférence, classes virtuelles … Ils pourront ainsi construire leurs connaissances au sein de ces réseaux composites à forte plasticité.
On peut certainement opérer le parallèle entre les espaces physiques et les espaces numériques. L’espace numérique n’est pas, par définition, un espace dédié à une activité spécifique. Ce sont les utilisateurs et les concepteurs qui lui donnent du sens. Il y a potentiellement autant de sens qu’il y a d’usages. Il est donc nécessaire que les acteurs apprenants soient en capacité de comprendre les enjeux de chacun de ces lieux numériques.
Je voudrais, à titre d’exemple, prendre le cas de la formation à l’éducation nationale. Nous pouvons apprendre dans les espaces numériques de façon informelle (réseaux sociaux, MOOC, chaines vidéos en ligne) et/ou formelle (foad). L’objectif est dans les deux cas identique (apprendre) mais la signification des espaces est différente. Dans le premier cas on s’inscrit dans un réseau informel qui se construit au grès des intérêts communs de communautés plus ou moins éphémères. Dans le second cas la dématérialisation est toujours présente mais elle inscrit les relations d’apprentissage dans le cadre formel d’une relation institutionnelle. Si les modes d’acquisition des savoirs sont souples, ubiquitaires et non hiérarchisés, ils s’inscrivent quand même dans un rapport d’autorité hiérarchique construit par le droit de la fonction publique. Le télescopage des deux espaces peut être déstabilisant pour les apprenants car l’espace numérique d’apparence a-institutionnel à tendance libertaire est dans la pratique un espace normé, social et hiérarchique quand il est scénarisé par une entité régulée.
Voici les quelques pistes que je souhaite analyser plus précisément. Ce billet est construit comme une compilation de réflexions. Il m’appartiendra des les étayer par des lectures scientifiques qui donneront plus de solidité intellectuelle à ces pistes.