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Bruno Devauchelle (professeur associé à l’université de Poitiers, chargé de mission TICE à l’université catholique de Lyon) est l’auteur du livre "Comment le numérique transforme les lieux de savoirs", paru aux éditions FYP, dans la collection « Société de la connaissance » en 2012. Son ouvrage est sous-titré : Le numérique au service du bien commun et de l’accès au savoir. Il répond à nos questions :
Quelle fut la genèse de ce manuscrit ?
Bruno Devauchelle : L’impulsion initiale date de 2000, il s’agissait de repenser globalement la forme scolaire dans les Maisons de la connaissance. Puis, je me suis inspiré du travail de Christian Jacob présenté dans l’ouvrage : Les lieux de savoir (comment se transmettent les savoirs et par quelles voies se diffusent-ils dans nos sociétés ?). Une émission de télévision de 1972 m’a beaucoup marqué sur un projet d’une cité utopique, Auroville. Cette dernière existe toujours aujourd’hui et propose de permettre à chacun d’apprendre et de connaître tout au long de sa vie, dans des lieux différents, sans esprit de cloisonnement.
Je trouve que, de nos jours, il y a trop de séparations entre les univers tels que les musées, les écoles, les bibliothèques et les CDI… C’est l’histoire du livre qui est enfermée dans ces lieux. On ne peut pas faire l’économie d’un centre de documentation sans une ouverture minimale… Telle est la problématique liée à la numérisation qui se présente à nous.
En quoi le numérique «bouscule» t-il les lieux de savoirs ?
BD : Les lieux de savoirs sont marqués par leur stabilité, souvent liée à leurs bâtiments. Or les contenus deviennent de plus en plus accessibles en tout lieu et à tout instant. L’être humain est au cœur de la question de la relation aux savoirs. Les institutions répondent de moins en moins au modèle qu’impose progressivement la numérisation de la société. Le monde scolaire, les bibliothèques et les CDI en particulier, ont été bâtis sur des modèles architecturaux, comme au lycée Janson de Sailly à Paris, qui répondaient à des usages basés sur la conservation comme activité première.
La numérisation permet, pour l’usager, le renversement de ce modèle. Elle renvoie la conservation à un modèle invisible, on va vers de la diffusion de contenus… Cependant, il reste une partie non numérisable et rien ne remplace le face à face avec une œuvre d’art dans un musée par exemple. Avant, il fallait aller dans les lieux pour y rencontrer les savoirs mais la question essentielle de la médiation n’y était pas vraiment posée… La numérisation permet aussi de s’affranchir des obstacles pour accéder à l’information et aux contenus.
Comment voyez-vous le futur de la bibliothèque ?
BD : Une évolution possible est qu’elle devienne un lieu d’apprentissage et plus seulement de consultation d’ouvrages. De nouvelles pratiques peuvent voir le jour. L’ouverture du « droit à l’écriture » est l’élément le plus troublant pour des institutions qui avaient reçu comme mission de gérer « l’autorat ». La force des lieux de savoirs est qu’ils organisent, comme dans un livre, un ensemble de règles qui balise le terrain et donc facilite la recherche d’information. L’interaction humaine va pourtant rester prédominante malgré le numérique. Les espaces d’interaction en ligne sont bien des nouveaux lieux de savoirs dont les codifications sont en permanence en cours d’écriture.
Et le devenir des CDI ?
BD : Les nouveaux usages montrent qu’il y a dans ces outils numériques un formidable potentiel d’enseignement et d’apprentissage entre pairs mais aussi avec les enseignants. Cela ouvre de nouveaux horizons désormais très éloignés de la logique initiale de la forme scolaire. Par exemple, on peut observer le cas d’un jeune apprenant qui utilise un logiciel de conception graphique en 3D (trois dimensions) sans avoir suivi préalablement un enseignement factuel mais uniquement en recherchant de l’aide sur des forums.
Il pourra petit à petit devenir compétent, aider d’autres personnes et valoriser ses connaissances acquises pour obtenir un emploi. L’émergence des Learning Centers montre qu’on essaie de prendre en compte deux dimensions particulières. La première est qu’un grand nombre d’étudiants a investi ces lieux comme des espaces de travail (et parfois aussi de vie) et plus uniquement comme des lieux de contact avec les livres. La seconde est qu’avec la numérisation, dès lors qu’un ouvrage sera mis en réseau et donc à disposition, la bibliothèque devra assurer la disponibilité à distance et sortir ainsi de ses murs.
Pour l’instant, les bibliothèques universitaires (BU) et les CDI sont encore, pour la quasi totalité, en dehors des projets du genre des Learning Centers. Ce n’est pas un contre modèle mais un lieu plus global qui rassemble plusieurs tâches. De plus, quand l’architecture peut prendre en compte la configuration de l’espace, cela permet d’avoir d’autres modalités de travail, qui sont plurielles et facilitent l’autonomie. On peut aussi enseigner différemment. La dématérialisation allège les tâches répétitives de gestion que connaissent, en particulier, les professeurs documentalistes au profit des tâches de médiation et d’accompagnement.
Pourquoi tant de peurs face à la numérisation ?
BD : La nouveauté embarque beaucoup de peurs avant de trouver une place toujours sujette à débats et je crois que le monde scolaire a un cadre suffisant stable pour mettre à distance toute invention. L’exemple du B2i (brevet informatique et internet) illustre bien cette capacité de résistance à un dispositif qui n’a pour l’instant pas réellement pris. La particularité du métier d’enseignant est son indépendance, voir sa méfiance à l’égard du monde économique. C’est aussi l’idée de sa propre disparition au travers de celle du « robot enseignant » qui dispense les savoirs à la place du professeur.
Les enseignants aiment les livres, ce qui est aussi une façon de posséder le savoir. De manière générale, je pense que les freins à l’introduction des TIC (technologies de l’information et de la communication) sont davantage liés à la nature de la profession d’enseignant et à sa représentation sociale qu’à la culture personnelle des acteurs…
Vous parlez de « potentiel de lecture autorisée » avec l’avènement de la numérisation « industrielle ». Ne croyez-vous pas qu’il va rester dans cet état de potentiel ?
BD : La numérisation améliore deux dimensions : la production et la consultation. Le numérique ne suffit pas, pour le transformer il faut une évolution des compétences des individus à la fois des enseignants et des élèves, c’est de l’autodidaxie. Nous devons changer de modèles.
Assisterait-on à l’émergence de nouvelles structures ?
BD : Pour l’instant non, sauf la réflexion sur les LC ou CCC (centres de connaissances et de culture) mais les structures traditionnelles et les institutions résistent. Chacun maintient son exclusivité et en même temps c’est l’avenir du personnel dont il est question…
Source de l’interview : propos recueillis par Philippe Chavernac, professeur documentaliste dans l’académie de Paris.
A consulter : www.brunodevauchelle.com
Devauchelle, Bruno. Comment le numérique transforme les lieux de savoirs, FYP Editions, Collection « Société de la connaissance », janvier 2012.