In le Monde.fr :
Accéder au site source de notre article.
L’équipe des hors-série du Monde m’avait demandé, l’été dernier, un article mettant historiquement en perspective l’utopie de « l’école pour tous ». Utopie non pas au sens d’idée irréalisable, mais de projet à réaliser. Cet article, parmi plus de 70 autres, figure dans le superbe Atlas des utopies, qui vient de paraître : un hors-série de 186 pages produit conjointement par La Vie et Le Monde. Cet ouvrage collectif s’inscrit dans une collection démarrée en 2007 qui compte déjà les Atlas des migrations, des mondialisations, des religions, des minorités, des civilisations.
Belle idée que d’avoir choisi, cette année, ce thème des utopies, qui tranche joyeusement avec le bouillon anxiogène dans laquelle l’actualité quotidienne nous fait mijoter. Cette édition 2012 est divisée en cinq parties : Qu’est-ce qu’une utopie ? Aux sources de l’utopie. Les utopies en marche. La fin des utopies ? Les utopies de demain. Le résultat, passionnant, me fait mesurer l’honneur d’être parmi les contributeurs à cette publication.
Pour ce blog, j’avais rédigé de cet article une version longue, en deux parties. En voici la première, qui sera complétée par un prochain billet sur l’émergence du « droit à l’éducation ».
—————————-
« L’école pour tous » que connaissent aujourd’hui les pays développés, tout du moins au niveau de l’enseignement primaire et secondaire, n’est pas apparue d’un bloc, par décision d’un gouvernement. Elle est le produit d’un long processus historique qui a permis d’instaurer, graduellement, plus d’école, plus longtemps, pour plus d’enfants.
Bien sûr, à chaque étape des personnalités ont imaginé la suivante et bataillé pour la faire advenir. Dans Bâtisseurs d’écoles (Nathan, 1994), les universitaires Claude Lelièvre et Christian Nique, évoquent ces combats. Mais ils placent aussi les progrès de l’école à l’intersection des rivalités religieuses, des ambitions politiques et des nécessités économiques.
Une frange infime
L’église est la première à s’installer durablement dans ce processus. La première date retenue dans la chronologie qui ouvre leur ouvrage est l’année 529, quand le Concile de Vaison décide que les prêtres doivent recevoir de jeunes lecteurs et les éduquer.
La date suivante est conforme à une certaine mythologie : en 789, Charlemagne – ne se doutant guère que cette « idée folle » en fera en 1964 le héros d’une increvable chanson de France Gall – exige que chaque monastère soit doté d’une école. Non par un accès de pieuse générosité, mais pour mieux asseoir son pouvoir en unifiant la liturgie.
Survolons les siècles, et ignorons les péripéties sur lesquelles s’attardent à juste titre nos historiens. Tout au long de la période médiévale se développent, principalement sous contrôle religieux, différents enseignements de tous niveaux. Un enseignement supérieur apparaît avec la création des universités à partir du XIIIème siècle, puis celle d’autres structures qui viennent leur damer le pion. Pour autant, personne ne songe alors à généraliser l’enseignement, et l’ensemble n’accueille qu’une frange infime, presque exclusivement masculine, de la population.
Au XVème siècle, la Renaissance, comme dans d’autres domaines, vient tout bousculer. Elle démultiplie l’appétence pour les idées et les savoirs, dont la circulation est désormais favorisée par l’imprimerie.
La concurrence des religions
Mais le fait majeur pour l’élargissement de l’instruction sera l’apparition de la religion protestante qui prône l’accès sans intermédiaire aux textes sacrés. Au XVIème siècle, la Réforme incite chaque fidèle à apprendre à lire. Les « hérétiques » créent des écoles pour propager leur foi, les catholiques pour mieux combattre l’hérésie ! Désormais enjeu stratégique, la scolarisation se nourrit de cette concurrence.
Son essor est néanmoins contenu. L’école a ses adversaires, comme Colbert, recommandant en 1667 d’exclure « même de l’écriture ceux que la Providence a fait naître d’une condition à labourer la terre ». Pour la plupart, les philosophes des Lumières abondent en ce sens, Voltaire estimant « essentiel qu’il y ait des gueux ignorants ». Seul Diderot détonne. « Le grief de la noblesse, ironise-t-il, se réduit peut-être à dire qu’un paysan qui sait lire est plus malaisé à opprimer qu’un autre. »
A la veille de 1789, l’instruction a certes progressé mais reste limitée. Par exemple, les effectifs scolarisés par les Frères des écoles chrétiennes, un des principaux réseaux enseignants, ne sont que de quelques dizaines de milliers d’élèves.
L’idée d’une généralisation fait cependant son chemin. Dès 1763, La Chalotais, président du Parlement de Rennes, soutient que « la nation a le devoir d’instruire ses membres » et sera le premier à envisager une « éducation nationale » (l’opposition instruction/éducation que beaucoup pratiquent de nos jours n’a pas cours à l’époque). Concrètement, la révolution ratera pourtant ce rendez-vous avec le projet d’organiser l’instruction : la confiscation des biens du clergé, puis la suppression des congrégations n’aboutissent en effet qu’à désorganiser l’enseignement existant sans permettre l’émergence du nouveau.
« Rendre réelle l’égalité »
Il en va différemment sur le plan de l’affirmation des principes. Auteur de Mémoires sur l’instruction publique, le marquis de Condorcet s’impose à la tête du Comité d’Instruction publique de l’Assemblée législative. Présentant son plan en février 1792, il estime que « la société doit au peuple une instruction publique » et que celle-ci est le moyen par lequel il est possible de « rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi ». Il prône une instruction primaire, dirigée par l’Etat, gratuite et laïque, avec une école à partir de 400 habitants.
Mais la déclaration de guerre à l’Autriche, puis la tourmente révolutionnaire ne permettront pas aux débats d’aboutir. Condorcet lui-même ne survécut pas à la Terreur et il faudra en fait plus d’un siècle à la France pour appliquer les concepts scolaires issus de la révolution. Napoléon organise l’enseignement public, créant notamment les lycées en 1802 et le baccalauréat en 1808, mais en 1813, moins d’un enfant sur quatre est scolarisé, souvent de manière intermittente.
« La scolarisation effective n’est pas un problème de loi, mais d’évolution de la société, explique l’historien Antoine Prost. La demande d’école doit être portée par la population ». En France, cette généralisation connaîtra, très schématiquement, deux temps forts. Son premier artisan est François Guizot, ministre de l’instruction publique : sa loi de 1833 sur l’instruction des (seuls) garçons fait obligation à toute commune d’entretenir une école primaire et à chaque département d’avoir une école normale pour former des instituteurs.
Autant de pays, autant de variantes
Les deux grandes lois de Jules Ferry, sur la gratuité en 1881 et l’obligation scolaire en 1882 viendront compléter le tableau législatif et consacrer leur auteur comme le père de l’école « gratuite, laïque et obligatoire ». Cependant, « l’école devra encore lutter pendant des décennies pour obtenir une fréquentation régulière », rappelle Antoine Prost.
De Condorcet à Ferry, la France a forgé sa spécificité : une forte centralisation et un quasi monopole d’Etat. Toute l’Europe a connu l’évolution menant de situations d’enseignement disparates à la constitution de systèmes scolaires. Mais autant de pays, autant de variantes, laissant plus ou moins d’espace aux églises et à l’initiative privée, plus ou moins d’autonomie à l’échelon local ou régional. Des différences qui sont encore très marquées aujourd’hui et font de chaque système scolaire un élément d’identité nationale.
D’une façon générale, l’instruction a progressé plus vite dans les pays protestants que dans les pays catholiques, dans le nord industrialisé que dans le sud rural. Le « décollage » est inégal : il faut attendre le XIXème siècle pour que la France franchisse le seuil de 50% d’hommes alphabétisés (capables de signer de leur nom un registre d’Etat-civil) alors que la Suède, une grande partie du monde germanique et de l’Angleterre l’on fait dès le XVIIIème.
Malgré toutes les différences, le point d’aboutissement commun dans les pays développés est au XXème siècle un système scolaire public, primaire et secondaire, bien enraciné et dont les performances, mesurées par des enquêtes internationales, sont voisines. Mais ailleurs, de nombreux pays issus des anciens empires coloniaux en sont encore à vouloir conforter – voire, pour certains, édifier – leur scolarisation de base.
Un Etat qui tient debout
À l’heure actuelle, 67 millions d’enfants ne sont toujours pas scolarisés du tout, et des dizaines de millions d’autres le sont dans des conditions insatisfaisantes et précaires. Partout, l’histoire de l’école et l’histoire tout court restent étroitement imbriquées : l’organisation scolaire, même lorsque le choix national consiste à privilégier le secteur privé, réclame un Etat qui tient debout, capable d’imposer une régulation.
A l’échelle internationale, la notion de « droit à l’éducation » s’affirme. Sans donner dans un ethnocentrisme forcené, il n’est pas interdit d’y voir, sur le plan idéologique, un des prolongements de 1789. On peut en effet déceler une filiation entre la Déclaration des droits de l’homme de 1789, la Déclaration universelle de 1948, incluant pour la première fois ce droit à l’éducation, et la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) de 1989 qui en précise les conditions.
Tandis que les pays nantis sont en proie aux querelles sur la « baisse du niveau » ou sur le choix des approches pédagogiques, l’utopie scolaire est désormais relayée par les institutions internationales, qui se réclament du droit à l’éducation et de sa mise en œuvre effective. « Education pour tous » (EPT) est un programme lancé à Dakar en 2000, coordonné par l’Unesco et dont un des objectifs principaux est de généraliser à toute l’humanité la scolarisation de base. Il mobilise les « bâtisseurs d’école » d’aujourd’hui.
Luc Cédelle