Lancé il y a un mois par le président de la République, le plan numérique est-il une innovation politique ? Pour Serge Pouts-Lajus, directeur d’Education et territoire, le plan numérique opère pour la première fois un » renversement de perspective » qui offre une opportunité exceptionnelle aux collèges et aux collectivités locales.
François Hollande a présenté le 7 mai 2015 les grandes lignes d’un Plan numérique national pour l’éducation qui était en gestation depuis plus d’un an et dont l’annonce, donnée comme imminente à la rentrée, avait finalement été repoussée après la tenue d’une concertation nationale organisée en février et mars. Le même jour donc, la ministre de l’Education nationale présentait les résultats de la concertation et le Président les grandes lignes de son Plan numérique.
Un plan numérique qui considère les collectivités locales comme des partenaires
Le Plan est composé de 5 volets :
– Un volet de formation des enseignants et des personnels de direction ;
– Un volet de développement de ressources et notamment de manuels numériques ;
– Un volet pédagogique de renouvellement des pratiques et de formation des élèves à la culture numérique ;
– Un volet industriel de soutien aux entreprises productrices de contenus et d’équipements ;
– Un volet d’équipement des collégiens (à partir de la classe de 5e).
Les collectivités territoriales sont mentionnées à plusieurs reprises comme partenaires de l’État pour la mise en œuvre du Plan. Mais seuls les conseils départementaux sont explicitement désignés comme partie prenante de l’un de ses volets, le dernier, relatif à l’équipement des collégiens. La proposition tient en une phrase : « Pour chaque Euro qu’un conseil départemental investira dans l’équipement des élèves, au collège, l’État mettra également un Euro ».
L’État propose donc aux Départements de financer la moitié de leurs investissements, du moins de ceux qui entrent dans le cadre du Plan. Le texte présidentiel en fournit les caractéristiques principales :
– L’offre de l’État est valable 3 ans, de 2016 à 2018 ;
– Pour financer l’ensemble du Plan, l’État apporte 1 milliard d’euros ;
– Les Départements et les équipes éducatives seront laissées entièrement libres de construire leur projet et de choisir les équipements, tablettes ou ordinateurs, quels qu’en soient les fabricants.
La part du budget consacrée au volet équipement n’est pas précisée. Elle dépendra bien sûr des initiatives des Départements mais également de ce qui restera après que l’État aura financé la part qui lui revient : la formation initiale et continue des enseignants et des personnels de direction, le soutien à la production de ressources, l’équipement de 500 établissements expérimentaux (200 collèges et 300 écoles élémentaires).
L’invitation faite par l’État aux conseils départementaux de financer pendant 3 ans la moitié de leurs dépenses d’investissement pour l’équipement numérique des collégiens apparait d’abord comme une offre avantageuse sur le plan financier. Elle n’est assortie d’aucune contrainte qui en limiterait l’intérêt. Toute liberté est laissée aux Départements et aux équipes éducatives pour choisir leurs équipements en fonction de leur projet. C’est le trait caractéristique décisif de la proposition. Des déclarations antérieures de François Hollande laissaient craindre un Plan polarisé sur l’équipement de tous les collégiens en tablettes. Cette ambition n’a pas disparu du discours présidentiel mais elle n’y est plus présentée comme une exigence. Ce n’est plus l’État qui invite les collectivités à financer la moitié de son projet mais l’État qui propose aux collectivités et aux équipes éducatives de financer, si elles le souhaitent et si elles en ont un, la moitié du leur. La différence est de taille.
Il est utile ici de rappeler d’où l’on vient et quel virage il s’agit à présent de prendre.
Le numérique dans le contexte de la décentralisation
Dans le domaine du numérique scolaire, les responsabilités des Villes, des Départements et des Régions, imparfaitement décrites dans les premières lois de décentralisation, ont été clarifiées par la loi de refondation de l’École de juillet 2013 : les collectivités sont responsables de l’équipement et de la maintenance des matériels et des logiciels génériques dans les établissements, l’État des ressources à caractère pédagogique et, bien entendu, de l’utilisation des équipements et des ressources pour l’administration et la pédagogie.
Les champs de compétences sont ainsi bien établis. Mais ils demeurent très interdépendants car le choix des équipements destinés à un usage éducatif, responsabilité de la collectivité, doit s’appuyer sur des orientations pédagogiques explicites, responsabilité de l’éducation nationale.
On pourrait bien sûr mettre en question une organisation qui sépare la responsabilité de la conception et celle de la mise en œuvre, c’est-à-dire aussi les fins et les moyens de l’action. Mais c’est elle qui a été retenue par le législateur et il n’est pas d’autre choix pour les acteurs qui le respectent que de chercher à en tirer le meilleur parti. Or non seulement cela est possible mais cette organisation particulière présente des atouts dont il n’a pas été suffisamment tiré parti jusqu’à présent.
Pilotage déconcentré de la politique nationale
Les orientations auxquelles les collectivités peuvent se référer pour concevoir et mettre en œuvre leur politique d’équipement numérique sont élaborées à un niveau très général par le ministère. C’était par exemple l’objet du plan national « faire entrer l’école dans l’ère du numérique » lancé en 2013 par Vincent Peillon. C’est aujourd’hui celui du Plan national pour le numérique. Ces orientations générales sont ensuite déclinées à un niveau plus opérationnel par les services déconcentrés de l’État, des Rectorats et des directions départementales, ainsi que par les corps d’inspection. Elles le sont enfin par les équipes pédagogiques des écoles, des collèges et des lycées qui sont les mieux à même de définir leurs besoins en les rapportant aux moyens dont ils disposent, au projet de leur établissement et aux orientations fixées par les échelons hiérarchiques supérieurs.
Voilà pour le modèle officiel, construit dans une logique parfaitement descendante : des orientations générales qui s’opérationnalisent en se rapprochant de la salle de classe et dont la cohérence est assurée par une référence stratégique nationale, avec des contrôles efficaces aux échelons intermédiaires.
Mais ce modèle traditionnel de pilotage se heurte de plus en plus à des difficultés qui le contrarient et finissent par le rendre inopérant. Elles sont principalement de deux ordres. En premier lieu, on observe que l’Education nationale peine à assurer la cohérence de ses choix aux trois niveaux, ministère, académies, établissements. Deux causes expliquent ces difficultés. Le numérique évolue vite et il n’est pas facile pour une organisation de cette taille, l’une des plus grandes du monde, d’adopter des positions d’innovation à un rythme aussi rapide. L’organisation par ailleurs est divisée en interne sur ses choix fondamentaux. L’innovation y est de plus en plus valorisée mais les forces qui s’y opposent sont aussi très présentes. Sans parler des innovateurs qui ne sont eux-mêmes pas toujours d’accord entre eux…
Contraintes de la décentralisation
Il existe un autre obstacle à l’application du modèle officiel et celui-ci est beaucoup plus sérieux puisqu’il est d’ordre institutionnel. L’article 72 de la Constitution prévoit en effet que les collectivités territoriales s’administrent librement. Elles sont des institutions souveraines rendant compte de leurs décisions et de leurs actions devant leurs électeurs. L’État délègue des responsabilités aux collectivités, les rendant ainsi maitresses de la façon dont elles les exercent. Quand bien même l’Education nationale serait capable de spécifier dans le détail les équipements et les infrastructures requises par son projet d’école numérique, elle n’aurait pas le pouvoir de l’imposer à ses partenaires.
Les lois de décentralisation ne disent pas que les collectivités territoriales sont tenues de financer les projets de l’État. Elles les responsabilisent au contraire dans l’exercice des compétences que la loi leur confie. Mais symétriquement, l’esprit de la décentralisation interdit aux collectivités les initiatives susceptibles de mettre l’Education nationale en difficulté dans ses domaines de compétences, par exemple en introduisant dans les établissements des équipements qui exigeraient des compétences dont la maîtrise par les personnels enseignants pourrait s’avérer problématique ou qui induirait des usages non conformes aux orientations du ministère.
Enfin, le Plan numérique…
Le Plan numérique du Président Hollande introduit de façon discrète un élément nouveau dans cet ordre des choses. En invitant les conseils départementaux et les équipes des collèges à construire leur projet librement, il déplace le centre de gravité de la décision vers le bas en le situant au niveau du couple formé par l’établissement et l’institution publique qui assure le financement de ses équipements numériques.
Le Plan met l’accent sur l’équipement des collégiens. C’est une orientation juste. On sait depuis longtemps que pour être pleinement efficace, le numérique éducatif doit être mis dans les mains des élèves, au service de pratiques pédagogiques actives.
Le Plan met également l’accent sur les équipements mobiles, tablettes et ordinateurs portables. Les progrès techniques récents rendent cette orientation tout aussi incontestable.
En revanche, rien ne démontre que l’attribution d’une tablette numérique personnelle à chaque collégien soit la seule et encore moins la meilleure configuration pour atteindre l’objectif. L’école reste le lieu des apprentissages socialisés et de l’usage collectif des ressources. L’éventail des solutions d’équipement numérique des collégiens est donc ouvert et le Plan suggère que, parmi les options qui se présentent, chaque collège puisse décider de celle qui lui convient.
C’est l’occasion pour rompre avec le modèle descendant évoqué plus haut qui ne prend en compte les besoins locaux qu’après avoir défini le cadre dans lequel ils devront s’inscrire. Il s’agira au contraire de partir des besoins et des projets locaux avant de construire l’organisation et l’environnement qui permettront de les satisfaire. En l’occurrence, cette remontée s’arrêtera à l’échelle du Département, c’est-à-dire dans la majorité des cas à moins de 100 établissements, une taille qui permet d’envisager sereinement un tel renversement de perspective. Mais il faudra tout de même pour cela ouvrir un chemin et s’y engager avec de nouvelles méthodes.
Puisqu’il est ici beaucoup question d’innovation, il faut apprécier qu’elle ne soit pas seulement technique et pédagogique, mais aussi politique et méthodologique.
Serge Pouts-Lajus
Education & Territoires
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