De la maternelle à la terminale, l’école française a une constante : elle est inégalitaire. Les enfants de milieux défavorisés y réussissent en moyenne moins bien que les autres. Et cela se retrouve même après le bac : à même niveau scolaire, ils atterrissent dans des filières moins prestigieuses. Les experts réunis à la table ronde sur les inégalités à l’école, organisée hier dans le cadre de la Journée sur les politiques de la jeunesse, n’ont pu que répéter ce constat déprimant, sans vraiment dégager de motifs d’espoir.
Le sociologue François Dubet a ouvert la danse. Partisan affiché de la réforme du collège, il a parsemé son intervention de pics à l’adresse des opposants. Sans crainte d’être polémique, il a déploré «le même axe de résistances» qui s’était déjà manifesté dans le passé pour bloquer d’autres réformes, ironisant sur «l’alliance entre le Figaro et le SNES, entre la défense des privilèges et le corporatisme enseignant ou la défense des intérêts professionnels.» Pour lui, si l’on veut atténuer les inégalités, il faut faire bouger le collège et la réforme proposée par Najat Vallaud-Belkacem est un pas dans la bonne direction. Mais face aux résistances, «ce sera extrêmement difficile».
Un système élitiste
«Certains pays ont une grande amplitude d’inégalités sociales et des inégalités scolaires relativement faibles, a-t-il souligné en introduction, d’autres ont une amplitude d’inégalités sociales relativement faible et des inégalités scolaire fortes. La France est de ceux-là. Comment expliquer ce paradoxe ?» Pour le chercheur, derrière l’affichage selon lequel on donne la même chose à tous les élèves, il y a une offre très inégalitaire. «C’est dû à la tradition élitiste de l’école française. Ce n’est pas un problème de produire des élites, ce qui est un problème c’est d’inféoder tout le système.» En clair, on donne plus aux meilleurs, généralement issus de milieux aisés, ce qui revient à donner plus à ceux qui ont plus… «Tous les collèges ne se valent pas, en fonction de la composition sociale et de la localisation, a-t-il poursuivi. Ici on fait du latin et du grec et pas là, ici on a des professeurs jeunes là des profs chevronnés… » Les opposants à la réforme qui pleurent le latin et le grec ont dû avoir les oreilles qui sifflent.
En face, la demande des familles est elle aussi génératrice d’inégalités. «Qui n’a pas connu ces diners de famille où l’on célèbre d’abord les vertus de l’école républicaine, puis, parlant de nos propres enfants, on évoque des pratiques scandaleuses de contournement et de stratégie. » Pour le chercheur, cela s’explique : en raison du rôle démesuré du diplôme en France, chacun est poussé à chercher les meilleures écoles et les meilleures filières. «L’allemand est mieux que l’anglais, le grec est mieux que le latin, ce collège-ci plutôt que celui-là ». Là encore, les anti-réformes ont dû se sentir visés…
D’où la conclusion assez pessimiste de François Dubet : «le phénomène ne s’arrêtera pas, car il est mécaniquement lié à l’emprise très forte des diplômes». Que faire alors ? Réformer et au-delà, rêver à un changement de mentalités qui ferait comprendre que «l’école n’a pas vocation à sauver le monde »…
Quand le lycée contribue au délit d’initié…
La sociologue Agnès van Zanten, directrice de recherches CNRS et professeure à Sciences Po, a enchaîné en évoquant la recherche qu’elle mène sur la transition entre le secondaire et le supérieur, et sur les inégalités dans l’orientation. Elle a enquêté dans 30 lycées de la Région parisienne, avec un suivi plus approfondi de 4 établissements des académies de Paris et de Créteil – 3 publics et 1 privé, aux profils sociaux variés.
Dans le lycée où les élèves sont largement issus de milieux favorisés, sur les deux heures que dure la réunion pour présenter les filières post-bac – «à l’aide de power points assez incompréhensibles», précise la chercheure -, près d’une heure et demie est consacrée aux classes préparatoires. A l’opposé, dans le lycée où les élèves sont plutôt d’origine modeste, on parle essentiellement des STS (sections de technicien supérieur, en deux ans après le bac) et un peu de l’université… La même inégalité se retrouve dans l’accompagnement des élèves. Dans les établissements huppés, souligne la chercheure, «on se préoccupe d’orientation dès la seconde et les professeurs, même s’ils ne sont pas chauds, sont contraints d’y consacrer du temps». Dans les lycées plus mixtes, «c’est au bon vouloir des profs, donc très variable». Ajouté à cela, les familles les plus éduquées et les mieux informées aident leurs enfants. Conclusion : là encore, «on donne plus à ceux qui ont déjà plus.»
Que faire ? Il faudrait d’abord «clarifier les missions des lycées» et des enseignants dans l’orientation post-bac, dont ils ne sont pas chargés formellement, recommande Agnès van Zanten. Ensuite, il faudrait y affecter «un personnel dédié et formé», la France accusant ici un retard par rapport à d’autres pays comparables.
Autocensure dans l’orientation
Elise Huillery, du département d’économie de Sciences Po, a donné un éclairage original sur le lien entre «Origine sociale et autocensure scolaire». Dans son étude, elle a voulu comprendre les mécanismes à l’oeuvre pour qu’à même niveau scolaire, les élèves d’origine modeste expriment des ambitions moindres. Ou encore : dans quelle mesure ces jeunes intériorisent-ils leur «handicap» social de départ, et participent-ils eux-mêmes à nourrir les inégalités d’orientation ?
Les résultats sont «alarmants» selon la chercheure. A niveau égal, en début de troisième, les jeunes de milieu favorisé sont plus nombreux à demander la voie générale et technologique que ceux de milieux populaires – les écarts sont les plus importants lorsqu’ils ont un niveau moyen. En fin de troisième, si l’on regarde les orientations effectives, l’impact de la situation sociale des parents pèse encore plus lourd. Toujours à notes égales, les familles aisées sont bien plus nombreuses à refuser la voie pro, quitte à demander le redoublement ou à partir dans le privé. «Outre la résistance familiale, précise Elise Huillery, il faut ajouter l’action des profs qui ne projettent pas les mêmes chances de réussite pour les enfants de milieux défavorisés que pour ceux de milieux favorisés.»
Plus intéressant encore : les ressorts de l’autocensure des jeunes d’origine modeste. Selon Elise Huillery, ils sont imputables au «poids extrême qu’ils attribuent eux-mêmes à leur origine sociale et à l’impact que cela aura sur leur réussite future». La chercheure mentionne aussi leur estime de soi défaillante, bien plus faible, à niveau égal, que chez des élèves d’origine aisée. «Ces éléments psychologiques sont très importants, conclue-t-elle, et doivent être pris en compte en plus des mécanismes d’orientation.» […]
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