Travail à la chaîne, le dimanche, la nuit, en horaires décalés… Les inégalités dans l’usage et le contrôle du temps façonnent nos modes de vie. Les plus favorisés réclament toujours plus de flexibilité pour les autres, au nom de la modernité. Par Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.
Que faites-vous en février ou à Pâques ? Si vous avez la chance de pouvoir vous affranchir du travail pendant une semaine, vous êtes sans doute du bon côté. Celui de la minorité qui dispose d’un peu plus que les cinq semaines légales de congés payés, et des moyens pour prendre le large. Les inégalités dans l’usage et le contrôle du temps façonnent nos modes de vie, sujet bien plus rarement évoqué que celui des revenus.
Des millions d’actifs [1] ont le rythme de leur activité professionnelle dicté par une machine, travaillent de nuit ou le week-end, n’ont aucune visibilité sur leurs horaires au-delà de quelques semaines ou doivent en changer d’une semaine à l’autre. Les écarts de rythme de temps imposés s’accroissent entre les précaires du temps et ceux qui le maîtrisent, qui réclament toujours plus de flexibilité pour les autres, au nom de la modernité. Pour justifier leurs privilèges, ces maîtres du temps se disent accablés de travail. Mais quel travail ?
Les cadres font plus d’heures
La durée hebdomadaire du travail ponctue la vie de ceux qui ont un emploi [2]. Les 35 heures sont encore loin pour beaucoup, notamment pour les cadres dont le temps de travail dépasse souvent le cadre horaire légal et parfois déborde sur la vie personnelle. Selon le ministère du Travail, ces derniers travaillent 44 heures par semaine en moyenne, contre 38 heures pour les ouvriers ou les employés en temps complet [3]. Une partie des cadres en particulier est à disposition bien au-delà des officielles 35 heures. Selon le Crédoc, 22 % des salariés utilisent les nouvelles technologies pour le travail en dehors de leurs horaires et lieux de travail habituels [4]. Dans certaines entreprises, la pression de la concurrence et de la hiérarchie peut avoir un impact sérieux sur la vie personnelle, on parle alors de « burn-out ». Toute la difficulté est de savoir dans quelle mesure ce sur-travail est imposé par l’entreprise ou pas.
Travailler moins, l’un des piliers du progrès social
Par rapport à 1950, un salarié français moyen a vu son temps de travail baisser de 25 %. L’équivalent de 480 heures, 64 jours ou 12 semaines. A l’époque, il n’était pas rare de travailler encore 50 heures et d’avoir trois semaines de congés. Historiquement, dans tous les pays, la part du progrès économique qui va au travail a toujours été répartie entre l’élévation des niveaux de vie d’un côté et la réduction du temps de travail de l’autre. En France, les étapes de la réduction du temps de travail ont marqué des conquêtes sociales, du Front populaire de 1936 avec la journée de 8 heures, aux 35 heures de 2002, en passant par les 39 heures de 1981. A chaque fois, l’application réelle de ces avancées est beaucoup plus tardive que la décision politique. |
Pour se dégager du temps dans la semaine, 7 % des hommes et 30 % des femmes (soit 18 % de l’ensemble des salariés) occupent un temps partiel. Parmi les femmes en temps partiel, 30 % déclarent avoir fait ce choix faute d’avoir trouvé un emploi à temps plein, selon les calculs du ministère du Travail (données 2011). Mais la réalité du temps partiel contraint est beaucoup plus importante, notamment dans les milieux populaires. Les 70 % des femmes en temps partiel restantes n’ont pourtant pas toujours réellement « choisi ». Un tiers des femmes en temps partiel le font « pour s’occuper des enfants ou d’un autre membre de la famille », 16 % pour « disposer de temps libre ou faire les travaux domestiques » et 5,7 % pour des raisons de santé. Certaines ont refusé un temps plein incompatible avec leur rythme de vie, lié à des horaires trop atypiques ou du fait de la prise en charge des tâches domestiques, faute de structures d’accueil de jeunes enfants. La contrepartie du temps libéré en activité professionnelle est aussi occupé par la prise en charge des activités domestiques contraintes (voir encadré).
Pour échapper au travail domestique, il vaut mieux être un homme aisé
Le temps disponible pour soi dépend aussi du rythme du travail domestique. Dans ce domaine, l’inégalité se passe surtout entre hommes et femmes [5]. Chaque jour, les femmes actives consacrent en moyenne 2h35 au ménage, soit 1h30 de plus que les hommes actifs (données Insee 2010). Les ménages les plus aisés font prendre en charge une partie du temps domestique le plus ingrat – notamment le ménage – par du personnel à domicile, mais la grande majorité des couples n’en a pas les moyens. C’est pour l’essentiel les femmes de milieux populaires qui exercent à plein temps – notamment dans les métiers les plus pénibles – pour qui l’accumulation des tâches professionnelles et domestiques est la plus difficile à vivre. |
Le temps flexible du travail
Le rythme des heures à l’intérieur de la journée compte aussi [6]. Un cinquième des salariés a des horaires variables selon les jours, fixés par l’entreprise, selon le ministère du Travail (données 2013). D’autres alternent par équipe sur deux ou trois huit : 8 % sont concernés en 2013. Si 16 % des ouvriers alternaient en équipes de travail (la proportion était de 14,7 % en 1984), seuls 7 % de l’ensemble des salariés et 1 % des cadres avaient ce type d’emploi du temps.
D’autres ne connaissent leurs horaires que quelques jours à l’avance : c’est le cas de 22,8 % des cadres comme des ouvriers non-qualifiés. Seuls les employés administratifs semblent être réellement mieux lotis, 8 % étant dans ce cas. Mais les statistiques sont trompeuses. Elles mélangent une variation choisie (ou plus ou moins négociée) des horaires pour les plus favorisés, et une adaptation contrainte pour les autres, afin de s’adapter à la demande des entreprises.
Enfin, pour une partie des employés des services en particulier, des caisses d’hypermarchés aux femmes de ménage, la journée est morcelée en fonction des besoins de l’employeur. Deux heures le matin, une heure l’après-midi, une autre le soir. Une coupure souvent associée au temps partiel qui fait que quatre heures de travail au total ne permettent pas vraiment de disposer dans la journée d’un temps pour soi, pour le repos ou une autre activité.
Travailler quand la société est au repos
En fonction de leur position dans la journée ou la semaine, les heures de travail ne se valent pas. Une heure de 19 à 20h de la femme de ménage qui nettoie les bureaux n’est pas équivalente à une heure réalisée entre 10 et 11h du matin. Idem pour celle du dimanche de la vendeuse dont le magasin est ouvert. Un salarié sur huit travaille régulièrement le dimanche [7], beaucoup sont employés dans le secteur du commerce, de l’hôtellerie et de la restauration, ainsi que dans les services publics (hôpitaux, police et gendarmerie notamment). Un cinquième des employés travaillent habituellement le dimanche, contre 8 % des cadres supérieurs. 15 % des salariés sont concernés par le travail de nuit, selon le ministère du Travail (données 2013). Pour l’essentiel des métiers peu qualifiés, comme les routiers, et là aussi certains services publics (police-gendarmerie et hôpitaux notamment). Au total : 23,5 % des ouvriers qualifiés travaillent au moins occasionnellement la nuit, contre 11,8 % des cadres.
La flexibilité contrainte des horaires – le fait qu’ils soient décalés des habitudes de la société et du rythme de l’ensemble du reste de la société – se répercute sur les modes de vie et les relations sociales. La part des salariés qui estiment que leurs horaires de travail s’accordent très bien avec leurs engagements sociaux et familiaux hors du travail est passée de 41 % à 31 % entre 2000 et 2010, d’après les enquêtes Eurofound, citées par le Crédoc. Ce qui est supportable tant que l’on est jeune pour une période temporaire devient un poids quand cette norme s’installe à l’âge adulte. Elle a aussi des conséquences sur la santé. Travailler de nuit impose d’alterner un rythme de nuit et un rythme de jour, notamment durant les congés, ce qui est contraire aux rythmes biologiques. Selon le ministère du Travail, avoir travaillé 15 ans ou plus de nuit augmenterait de 50 % le risque d’être limité dans ses activités quotidiennes. 43 % des salariés qui travaillent de nuit estiment qu’ils ne tiendront pas la cadence jusqu’ à 60 ans [8].
Les temps de transports domicile-travail grignotent le temps libre
Les temps de transports domicile-travail mangent une partie du temps libéré. Dans ce domaine, les cadres sont pénalisés : ils mettent en moyenne 28,5 minutes pour se rendre sur leur lieu de travail contre 20 minutes pour les ouvriers, soit un quart d’heure d’écart aller-retour par jour (données Insee 2008). Les distances entre le domicile et l’emploi se sont allongées. Une partie des couches moyennes sont allées chercher à la périphérie de la ville des logements à des prix plus abordables, mais en contrepartie acceptent des temps de déplacement qui empiètent sur leur vie. C’est surtout pour elles que le temps de loisir est réduit. 14,4 % des cadres et 9 % des professions intermédiaires mettent plus de 45 minutes pour se rendre au travail, contre 5,4 % des ouvriers. |
Le rythme du temps long
L’inégalité face au temps se juge aussi face à des rythmes beaucoup plus longs. La précarité des contrats de travail modèle la vie de millions d’actifs. 12 % des salariés ont un contrat précaire, mais c’est le cas d’un quart des ouvriers non-qualifiés et de 50 % des 15-24 ans en emploi selon l’Insee (données 2013). Chez les jeunes de milieux populaires, la précarité est généralisée. Au bout du compte, trois ans après la sortie des études, 71 % des enfants de cadres supérieurs vivent dans un logement autonome, contre 45 % pour les enfants d’ouvriers (données 2010 du ministère des Affaires sociales [9]). Les horizons de vie, la capacité à se projeter dans l’avenir, deviennent inégaux. L’intérimaire vit au gré des missions. Le salarié en CDD ne peut faire de projets au-delà de la durée de son contrat. En pratique, ces statuts rendent la location d’un logement, les départs en vacances ou l’installation en couple beaucoup plus difficiles à niveaux de vie équivalents.
Cette précarité n’est pas généralisée [10] : à côté d’un noyau de salariés stables, qui s’accrochent à leur emploi (l’ancienneté moyenne dans l’emploi augmente), un ensemble de précaires (souvent des jeunes peu diplômés) « tournent » sur des postes instables. Entre la sortie du système scolaire et l’insertion durable dans la vie professionnelle, une période de plus en plus longue de précarité existe. Dans la crise, les salariés de la fonction publique assurés de la stabilité de leur horizon professionnel, autrefois méprisés, ont acquis une garantie sur leur avenir économique, avantage énorme sur les autres salariés. Dans le privé, la coupure passe entre les diplômés – qui disposent d’un capital de reconversion en cas de difficultés de l’entreprise qui les emploie – et les peu qualifiés qui supportent pour l’essentiel le poids du chômage, ainsi qu’entre les petites et les grandes entreprises.
Des congés qui varient du simple au double
Tout au long de l’année, pour les actifs, la possibilité de retrouver du temps pour soi dépend du nombre de jours de congés. Cinq semaines selon le droit du Travail, complétées par une dizaine de jours fériés. Les inégalités sont là aussi imposantes. Les cadres disposent de huit semaines de congés en moyenne, contre six pour les ouvriers [11]. Dans les entreprises aux conventions collectives très favorables et parmi le monde enseignant, le nombre de jours de congés est bien plus élevé, de l’ordre d’une douzaine de semaines sur une base de 40 heures hebdomadaires [12]. C’est aussi vrai des salariés dont la durée hebdomadaire est restée à 39 heures, mais qui ont obtenu des jours dits de « RTT » qui peuvent représenter l’équivalent de quatre semaines supplémentaires de congés, placées plus ou moins librement dans l’année. |
Les inégalités face au temps durant la retraite
Enfin, dans le rythme des temps, celui passé à la retraite compte beaucoup. Seule une poignée d’irréductibles – artistes, savants ou hommes politiques – n’arrivent pas à décrocher tant ils s’épanouissent au travail. Les cadres ont tendance à cesser leur activité un peu plus tard, mais ils disposent d’une espérance de vie supérieure. Du fait d’emplois moins pénibles physiquement, ils vivent en moyenne six années de plus que les ouvriers. Le ministère des Affaires sociales a calculé une espérance de durée de retraite [13]. Chez les hommes, les cadres disposeraient de 22,7 années, contre 19,9 années pour les ouvriers. Chez les femmes, les cadres auraient une espérance de retraite de 28,5 années, contre 25,6 pour les ouvrières (données 2008). L’inégalité est majeure : les cadres peuvent profiter de trois ans de plus que les ouvriers, une fois la période du travail terminée. Réparti sur l’ensemble de la vie active, cela représente presque un mois de congés par an. Cet écart se double d’une inégalité selon les sexes, pour une fois profitable aux femmes, de l’ordre de cinq années.
Qui sont les nouveaux maîtres du temps ?
Pourquoi ce débat sur le contrôle du temps est-il bien moins présent que celui sur les écarts de revenus ? La crise a accentué les difficultés financières des plus démunis : pour beaucoup, l’essentiel est d’obtenir un peu de pouvoir d’achat, non de travailler moins. A quoi sert d’avoir du temps, si l’on n’en profite pas dans une société marchande ? Ce n’est pas la seule explication.
Ceux qui maîtrisent le mieux le temps occupent les emplois les moins pénibles et disposent des revenus pour en profiter. Ils n’ont aucun intérêt à mettre cette question sociale sur la table. Ils vivent dans une société moderne et flexible qu’ils apprécient. Protégés par leur statut, leur activité ou leur diplôme, ils ferment les yeux sur l’armée des flexibles à leur service, qui font tourner l’économie en décalé, qui exercent les tâches les plus ingrates, à la maison comme dans l’entreprise. Ils achètent leur temps. Une partie de leur temps libre consiste d’ailleurs à organiser leurs futurs loisirs (congés, fêtes, activités, sorties, etc.).
En face, la main-d’œuvre la moins qualifiée subit les horaires morcelés, flexibles ou décalés du rythme du reste de la société. Les tâches domestiques viennent limiter le temps libre des femmes, en particulier de celles qui n’ont pas les moyens d’avoir recours aux emplois à domicile. Cette situation, qui pouvait être supportable tant qu’il s’agissait de jeunes pendant une période courte avant d’intégrer des rythmes sociaux plus régulés, l’est de moins en moins quand elle s’installe dans la durée.
Du débat sur les 35 heures à celui sur le travail du dimanche ou de nuit, en passant par la flexibilité des horaires et du contrat de travail, la pression est de plus en plus grande pour dégrader encore les rapports au temps. Les maîtres du temps ont besoin qu’une main-d’œuvre croissante se rende à leur disposition, qu’importe l’impact sur son temps à elle, sa vie quotidienne. La dérégulation des temps sociaux, applaudie par cette élite moderniste, est le reflet de la flexibilisation plus générale du monde du travail. Une société duale dans l’accès au temps s’installe comme dans l’emploi : on peut faire semblant de ne pas la voir, mais il ne faut alors pas se plaindre quand ceux qui la subissent expriment leur mécontentement par rapport à ceux qui l’organisent.
Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.
Auteur de « Déchiffrer la société française », éd. La découverte, 2009.
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