Le rapport d’ores et déjà controversé rédigé par la sénatrice EELV Esther Benbassa et son collègue UMP Jean-René Lecerf s’inscrit dans une histoire de »l’enseignement des faits religieux » plus longue qu’on ne le pense. Une histoire étrange à la mémoire courte et très lacunaire. Bizarre ! Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre !
En 1992, le rapport de l’historien (spécialiste du protestantisme) Philippe Joutard préconise davantage d’histoire des religions à l’Ecole. Les nouveaux programmes de 1996 (sous le ministère de François Bayrou) s’en font l’écho et déclarent « introduire des éléments de culture religieuse, et la lecture de textes fondateurs des grandes civilisations » . Le journal « La Croix » du 2 novembre 1996 titre : « La religion fait sa rentrée dans les manuels ».
En mars 2002, à la demande du ministre de l’Education nationale Jack Lang, le philosophe Régis Debray publie un rapport intitulé « L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque ». Régis Debray, partisan selon sa formule d’une laïcité non pas d’indifférence à l’égard des religions mais d’intelligence, se prononce pour que le fait religieux soit abordé à l’école publique au nom même de la laïcité. Curieusement (mais c’est la première d’une longue suite de »curiosités »), l’historien (spécialiste du christianisme) Jean Delumeau (lors du séminaire national sur « L’enseignement du fait religieux » tenu à Paris en novembre 2002), tient à rappeler que « c’est avec raison qu’à la suite du rapport Joutard, on a introduit l’histoire du fait religieux dans les programmes scolaires [de 1996] ».
Lors du débat parlementaire de février 2005 sur la loi d’orientation pour l’avenir de l’école, le député communiste Jean-Pierre Brard propose un amendement : « Dans le monde d’aujourd’hui où le fait religieux marque tout à la fois l’actualité en permanence et constitue l’un des accès à la culture comme aux arts », il convient « d’organiser dans l’enseignement public la transmission de connaissances et de références sur le fait religieux et son histoire, dans le respect de la liberté de conscience, et des principes de laïcité et de neutralité du service public ». Cet amendement est approuvé par le ministre de l’Education nationale François Fillon, puis voté par les députés de toutes sensibilités politiques.
Si l’on en juge – entre autres – par ce qui est immédiatement le plus significatif, à savoir les programmes d’histoire pour le collège parus au BO du 28 août 2008, cet amendement a bien eu des retombées précises dans les programmes scolaires.
Un dixième du temps dévolu à l’enseignement de l’histoire en classe de sixième doit être réservé aux débuts du judaïsme (en s’appuyant en particulier sur quelques uns des grands récits de la Bible étudiés comme fondements du judaïsme ) ; et un autre dixième du temps doit être réservé aux débuts du christianisme (quelques uns des grands écrits du Nouveau Testament étant eux aussi étudiés comme fondements du christianisme ). De la même façon, en cinquième, un dixième du temps dévolu à l’enseignement de l’histoire est réservé aux débuts de l’islam ( quelques uns des récits de la tradition – du Coran – étant étudiés également comme fondements de l’islam ). Et l’on pourrait multiplier les exemples de mises en œuvre préconisées, y compris dans les nouveaux programmes du primaire de 2008.
Et pourtant, autre »curiosité » majeure, une proposition de loi tendant à « renforcer les coursd’instruction civique et à instituer un enseignement du fait religieux » est présentée par une quarantaine de députés UMP le 5 février 2010 à la présidence de l’Assemblée nationale. L’exposé des motifs souligne que cette proposition de loi « s’inscrit dans le cadre du débat sur l’identité nationale[…]. Comment nos enfants pourraient-ils appréhender notre patrimoine littéraire, architectural, artistique, les débats intellectuels et les luttes qui ont jalonné notre histoire, sans un minimum de culture religieuse ? » est-il dit.
Quel peut donc être le sens de ce projet de loi qui prétend ‘’instituer’’ un enseignement du fait religieux à l’école alors qu’il est d’ores et déjà dûment programmé ?. Doit-on pour en saisir le sens faire un sort particulier (et lequel ?) à une partie de l’exposé des motifs en faisant très attention à la façon dont ils sont exprimés : « La présente loi a pour objectif d’instituer un enseignement dans le cadre scolaire des religions et de leur pratique. L’apparition de la burqa en France traduit l’émergence d’une conception de la femme qui est étrangère à notre République et à ses valeurs. Elle peut exprimer un rejet ou une méconnaissance de notre culture. Pour éviter ce phénomène de refus ou, inversement, de stigmatisation, il est nécessaire de permettre une meilleure connaissance des religions présentes en France».
Mais le plus étrange est que l’on peut soutenir que cela fait bien longtemps qu’un certain « enseignement des faits religieux » (sans que l’on ait utilisé alors ces expressions), existe à l’Ecole (en particulier en sixième et cinquième pour les trois monothéismes). C’est la thèse qui a été soutenue avec brio par Véronique Deneuche à Paris V en mai 2010 (cf son livre paru chez l’Harmattan en 2012 : « L’enseignement des faits religieux dans les manuels d’histoire », de 6° et 5°, sous la cinquième République).
Quelques extraits de sa conclusion : « L’analyse des manuels montre que les faits religieux ont toujours été enseignés au collège sur toutes les périodes étudiées. En ce qui concerne les faits religieux choisis, à savoir les trois monothéismes, les titres des chapitres en témoignent. Les Hébreux, le peuple de la Bible, des collections Hatier et Hachette des programmes de 1957, est le titre retrouvé pour tous les manuels des programmes de 1995. Pour le christianisme, ce sont « les débuts » ou « la naissance » de la religion, dans le contexte de l’histoire de l’Empire romain, jusqu’aux programmes de 2008. Pour l’islam, enfin, les manuels Hachette de 1958 titrent leurs leçons : « la naissance et les débuts de l’islam », et les programmes de 2008 prévoient « les débuts de l’islam », pour la classe de cinquième.
[Après l’intermède relatif des 5 manuels de 1977], les manuels de 1995 et 1995 retrouvent une continuité au niveau des contenus doctrinaux : les mêmes documents, textuels et iconographiques, que dans les manuels des programmes de 1957.
Les six manuels de 2009 [ postérieurs à la loi d’orientation de 2005 ] pour la classe de sixième, sont très proches des manuels de 2004 [antérieurs à la loi d’orientation, préconisant formellement l’enseignement des faits religieux]. Ils proposent certes un discours plus distancié, avec l’utilisation de documents archéologiques, parfois nouveaux, et des textes historiques plus nombreux, référencés et datés […]. Mais là encore, le fond ne change pas car les documents textuels, notamment extraits bibliques ou coraniques, sont les mêmes, et abordés pareillement que dans les manuels antérieurs, de même qu’un grand nombre de documents iconographiques. En fait, sur toute la période étudiée [ à savoir la cinquième République] la permanence des contenus doctrinaux, malgré les changements didactiques et pédagogiques importants préconisés par les programmes successifs, est assurée par les documents tant textuels qu’iconographiques ».
Quid alors des »professions de foi »récurrentes » (voire tonitruantes ) à propos de « l’enseignement des faits religieux », de sa nouveauté et/ou de son urgence ? Quid de leur(s) sens véritable(s) ?
Est-ce qu’il s’agit, au moins pour certains, d’aménager un glissement progressif vers « l’enseignement des religions » à l’Ecole sous couvert d’ « enseignement des faits religieux» ou d’ « enseignement du fait religieux » ( cf le projet des 40 députés UMP du 5 février 2010 « tendant à instituer un enseignement du fait religieux », devenu dans l’exposé de ses motifs : « instituer dans le cadre scolaire un enseignement des religions et de leur pratique »).
Que penser du tapage autour des propositions du récent rapport d’Esther Benbassa et de Jean-René Lecerf s’il ne s’agit (comme nouveauté) que de faire la proposition d’une ou deux semaines ad hoc aménagée(s) dans la formation initiale des enseignants (alors même que la DGESCO élabore avec des ESPE pilotes autour d’Abdennour Bidar des ressources pédagogiques dédiées pour homogénéiser les pratiques des ESPE, et qu’il doit développer de plus, sur la plateforme m@gistere »un parcours de formation d’e-formation sur l’enseignement laïque des faits religieux ») ?
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